Quartett ou la violence du désir

Variation sur l’œuvre littéraire majeure de Laclos, Quartett de Heiner Müller donne une nouvelle vie aux personnages mystiques des Liaisons Dangereuses. La marquise de Merteuil et le vicompte de Valmont, cuir, bas nylon, fourrure et talons hauts accessoirisant, se livrent bataille en huis clos dans ce concours de libertinage. Théâtre dans le théâtre, le lieu de leur rencontre se transforme en scène où se rejouent la violence, la manipulation, la débauche et l’excitation qui les amènent à la conquête de leur victime, jusqu’à causer leur perte à tous.

Quartett, comme son nom l’indique, s’écoute presque autant comme un texte théâtral qu’une partition musicale. Les variations de tons, tantôt déclamés tantôt intimistes, tout comme les alternances entre monologues et réparties franches, se posent comme les mouvements d’une symphonie bien équilibrée qu’il est plaisant de se mettre sous l’oreille.  

Il faut entendre le paradoxe absolu qui se dégage d’une langue si belle et si recherchée qui décrit avec une justesse effroyable l’horreur et la violence à laquelle se soumettent les protagonistes dans leur désir de domination, pour comprendre le sentiment de confusion terrifiante avec lequel on ressort de cette pièce! Cynique à souhait, le texte porte un humour grinçant, souvent noir, qui fait rire et sourire, sans toutefois rendre heureux. Müller disait de son théâtre qu’il voulait créer un effet de « pesanteur » qui permet d’explorer la part sombre de l’humanité plutôt qu’un sentiment de contentement. Quartett ne fait pas exception, et, même si plusieurs répliques arrachent un rictus et que plusieurs procédés font référence à la comédie, c’est définitivement une tragédie humaine à laquelle on assiste.

Sur cette partition théâtrale, les acteurs offrent au public à voir un véritable ballet des corps. Adrien Bletton (Valmont) et Ève Pressault (Merteuil) sont tous deux chirurgicaux de précision et osent s’abandonner tout entier, magistralement dirigés qu’ils sont dans leur jeu. Leur danse continue, orchestrée à la perfection jusqu’au bout des ongles, et  évoque tout le désir, la violence, et la violence du désir, que portent en eux ces libertins maudits. Leur jeu est irrésistible et le duo captive tout à fait l’audience qui n’ose détourner le regard de peur de manquer un seul détail de leurs batailles et des tensions qui s’en dégagent. Dans une scénographie d’Elen Ewing, où les comédiens sont entourés de quatre murs (le devant de la scène est occupé par un rideau de tulle servant à quelques projections cauchemardesques), leur combat évoque celui de deux lions dans une cage, mettant une image sur l’idée de Valmont  qu’ils devraient « faire jouer leurs rôles par des tigres ». Les demi-murs blancs reflétant une lumière dure sur les visages et les corps accentuent l’effet cru des dialogues.

Dans cet arrangement impeccable et absolument rigoureux, on sent toute la réflexion qu’a porté la metteuse en scène dans son ouvrage. Cette surenchère d’orchestration et de placement des corps, sans aucun fil qui dépasse, semble se vouloir la métaphore du commentaire sur le texte que Solène Paré voudrait laisser aux spectateurs. Dans cet ère de l’égo-portrait, où le narcissisme devient un besoin impudique, le regard de ceux qui nous observent est dirigé constamment, la mise en scène de soi envahit l’espace intime et prend des proportions nouvelles jamais connues auparavant. « Jusqu’où nous mettons-nous en scène afin de vivre nos sexualités, de quoi sont faites nos chorégraphies du désir », demande-t-elle en questionnement d’ouverture dans le programme? Jusqu’à mettre en scène notre propre mort « devant des miroirs pour mourir au pluriel », nous répond le texte de Müller dans le même souffle.

Solène Paré s’est présentée comme une véritable maestro de ce Quartett qu’elle a fait joué d’une main de maitre. Dense et intense, à peine une heure de théâtre suffit à faire ressentir toute une gamme d’émotions contradictoires et éclatées. Un véritable moment théâtral, dans toute sa splendeur.  

 

Crédits Photos : Yanick MacDonald