Les fées ont soif : dénoncer la liberté étanche

C’est maintenant rendu un exercice commun : dépoussiérer une pièce de répertoire pour constater que les enjeux sociaux qu’elle dépeignait à l’époque s’avèrent encore actuels et alarmants aujourd’hui. Certaines de ses adaptations souffrent des limites et de l’abus de cette formule alors que d’autres parviennent à transmettre des significations nouvelles fort pertinentes, les ornant du titre de triomphe. Le retour de Les fées ont soif , cette fois au Théâtre du Rideau Vert, 40 ans après sa réception jouissive et controversée se range sans contredit dans la deuxième option.

Ayant à son actif 26 représentations à guichets fermés et 14 supplémentaires avant même sa première, la pièce était fort attendue, il va sans dire. Certes, avec la vague de changements et de révolutions que déclenche le mouvement #MeToo, les fées reviennent intelligemment à point nommé, mais la pertinence du texte de Denise Boucher ne s’arrête évidemment pas là, bien au contraire.

Non, la version 2018 des Fées ne déclenchera pas des émeutes, ne choquera pas publiquement le clergé et ne fera pas les manchettes de chroniques d’opinions dévastatrices, mais elle fera jaser positivement et fera réfléchir toutes les générations. L’histoire même de l’œuvre demeure inchangée. Trois femmes, incarnant chacune les figures emblématiques religieuses de la Vierge, la mère et la putain, déversent sans censure les flots de leur cruelle réalité alors que la société dominée par l’Homme tente de les confiner au silence.

Incarnée par Caroline Lavigne , La Statue, figée dans le marbre et dans un carcan de promesses salvatrices futiles, confesse qu’elle n’est pas vraiment ce symbole du pardon tant louangé ; elle présente qu’une machination créée par les hommes pour se donner bonne conscience. Interprétée par Pascale Montreuil, Marie, isolée par la peur de l’autorité, ne se donne pas le droit d’être plus qu’une mère attentionnée et une épouse fidèle malgré la fatigue qui l’accable. Jouée par Bénédicte Décary, Madeleine dévoile une profonde solitude à travers un langage vulgaire et son besoin de la chair prodigué par la perversité masculine. Ensemble, elles dénoncent le moule dans lequel elles sont emprisonnées et réclament leur liberté insatiable.

La mise en scène de la comédienne Sophie Clément, qui a interprété le personnage de Madeleine dans la monture originale, accorde, bien sûr, une place de taille aux monologues. Le texte irradie car les mouvements et déplacements se font naturellement, rien ne semble plaqué. Les spectateurs sont rivés aux lèvres des comédiennes qui ne font qu’être. Les références d’ordre évangélique, comme l’immense statue blanche de la Vierge Marie et la répétition de certaines répliques à la manière de chapelets, sont bien dosées et ne s’avèrent pas désuètes.

La musique joue également un rôle crucial. Quelques répliques se transforment en chansons, et le tout ne manque pas de fluidité et d’originalité. Patricia Deslauriers et Nadine Turbide, constamment sur scène comme les actrices, servent une trame sonore à la fois élégante et intense qui ne noie jamais les propos cinglants des fées.

Le trio a magnifiquement capté tout l’acerbité du texte de Denise Boucher. Les premières minutes laissent planer une menace de cabotinage dans la manière de livrer les personnages qui représentent déjà en quelque sorte des stéréotypes, mais cette sensation se dissipe rapidement. La colère de Caroline Lavigne, perceptible dans une délicieuse ironie, fait mouche chaque fois. La rage de Bénédicte Décary, connait des moments de grâce qui tire les larmes. Idem du côté de Pascale Montreuil qui séduit par sa douce voix et sa force tranquille. Les comédiennes possèdent une chimie agréable et maîtrisent toute la complexité du texte, que ce soit au niveau de la prononciation qu’au niveau des non-dits.

La scène finale percute par sa tristesse, sa véracité et sa maudite intemporalité. Et qu’on avait du chemin à parcourir il y a 40 ans, et on en a encore beaucoup à faire. Trop, surtout quand on se rappelle qu’on est en 2018. C’est injuste, révoltant, décourageant, mais le discours des fées nous donne espoir et motivation. En espérant de tout cœur que la pièce perdra pour de bon sa modernité dans 40 ans ou, du moins, qu’on s’y abreuvera avec un sentiment que cette époque est bel et bien révolue et qu’enfin toute la soif de toutes les femmes du monde ait été satisfaite.

Crédits Photos : Jean-François Hamelin