Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel: où était la moelle?

Qui n’a pas déjà entendu parler de Gargantua ou de Pantagruel… ces contes font encore partie du répertoire en tant que pionniers de l’élévation du langage et de la culture populaire au rang d’œuvre littéraire. Sur ce point, Rabelais serait à la France du Moyen Âge ce que Michel Tremblay fût au Québec de la Révolution tranquille. Mais qui sait encore aujourd’hui un peu de cette culture moyenâgeuse et qui reste-il, autres que les historiens, pour s’y intéresser? Quelle pertinence l’adaptation de ce texte cinq fois centenaire a-t-elle sur les planches du Théâtre Denise- Pelletier en 2018?

L’adaptation de Gabriel Plante met en scène Le Pèlerin (Paul Ahmarani), Frère Jean (Nathalie Claude), Ponocrate (Renaud Lacelle-Bourdon) et Panurge (Cynthia Wu-Maheux), qui, désabusés face à l’absurdité de leur monde, finissent mangés en salade par le géant Pantagruel.  Le colosse prête alors les tréfonds de son estomac aux protagonistes, telle une caverne coupée du reste de l’humanité, pour qu’ils y élaborent leur nouveau monde d’Utopie.

 »Soyez comme le chien qui ronge l’os jusqu’au cœur pour en extraire la substantifique moelle », nous recommande dès les premiers instants Dany Laferrière qui prête sa voix à Rabelais et qui reprend la célèbre formule du prologue de Gargantua. Si ce propos nous apprend que nous aurons, comme spectateurs, le devoir d’extraire de sous la surface scabreuse l’essence du message, il met aussi en appétit pour cette  »moelle » juteuse que nous espérons désormais. Mais, malheureusement, nous restons sur notre faim…

Il est reconnu de Rabelais cet humour grotesque, ce monde fantaisiste et ces personnages excentriques. L’homme a tout écrit de son époque, et l’époque est à la farce saugrenue, grivoise et… fécale. On pourrait dire que le duo Cyr et Plante n’a retenu que cela de ses lectures, nous offrant un monde complètement éclaté, surfait, dans lequel se côtoient un foisonnement de déjections corporelles et des festins dignes du mardi gras. À cela s’ajoutent un fil narratif difficile à suivre et des propos décousus qui ne font sens qu’à quelques rares occasions dans la bouche du professeur et littéraire Ponocrate qui nous sauve, parfois, de la déchéance totale. L’auteur pose certains thèmes intéressants de la littérature de Rabelais, faisant référence aux fameux moutons de Panurge, cette idée selon laquelle un mouton qui tombe de la falaise sera suivi par tous ses semblables sans qu’aucun ne remette en question la décision de se jeter dans le vide. Mais bien qu’il cueille ce juteux fruit de l’arbre, il le jette aussitôt et n’en fait jamais de tarte…

Posé dans un décor bordélique, inachevé  et rempli d’abord de mousse de bain faisant office de suc gastrique, et dont la vedette est un immense trou central dont nous ne savons pas s’il s’agit du début ou de la fin du tube digestif, l’ensemble a de quoi lever le cœur à plusieurs moments. Si une luette géante descendant du plafond et d’autres éléments tombant également des cintres (nid d’oiseau, moutons, poires et saucisses) ont de quoi nous surprendre et nous faire rire, c’est plutôt d’un rire  »jaune pisse » que nous rions…. Les costumes se situant quelque part sur la jonction entre le médiéval et le cirque font tout autant d’ajouts à ce désordre chaotique.

La composition donne finalement l’impression d’être une version brouillonne de ce qui aurait pu être une grande œuvre, avec un ramassis d’idées bouffonnes et cabotines qui auraient sans doute eu à leur mérite un peu de raffinage. Dommage, car nous aurions bien aimé nous repaître de cette substantifique moelle en ces temps ou la pensée critique perd du terrain… Dommage, car peut-être d’autres que les historiens auraient aimé savoir ce qui de la pensée médiévale de Rabelais reste pertinent aujourd’hui encore.

Crédits Photos : Hugo B. Lefort