Pour souligner les 50 ans de la création de la pièce Bilan du feu dramaturge Marcel Dubé, Benoît Vermeulen exécute sa toute première mise en scène au Théâtre du Nouveau Monde. Le souhait d’offrir un hommage ambitieux adapté au goût du jour résulte en une production esthétiquement léchée qui démontre davantage l’indéniable capacité de Vermeulen de superbement diriger ses acteurs que son habileté à trouver une ligne maîtresse liant toutes ses louables idées artistiques.
Située en pleine Révolution tranquille, Bilan suit les destinées de l’empire Larose. Dans cet univers où l’alcool coule à flots, où l’argent achète tout et où tout le monde dissimule ses secrets et désirs enfouis, le patriarche sans pitié William Larose (Guy Jodoin), qui se lance en politique, perd graduellement le contrôle de sa malheureuse femme Margot (Sylvie Léonard) qui avale sans relâche les cachets, de sa fille Suzie (Rachel Graton) qui ne s’habitue à son rôle d’épouse bien rangée, de son fils anticonformiste Étienne (Jonathan Morier) et de son fils Guillaume (Mickaël Gouin) qui s’entiche de son ancienne maîtresse, Monique (Christine Beaulieu).
La première partie de cette pièce de 120 minutes sans entracte se déroule lors d’une fête mondaine organisée par William. Pour bien transmettre la frénésie de ce moment, les comédiens se déplacent en effectuant des chorégraphies désarmantes par leur naturel et hilarité. Les sublimes costumes de Linda Brunelle , avec leur motifs fleuris, le jeu des textures, leurs couleurs pastel et leurs coupes sophistiquées, ravissent l’œil et demeurent fidèles à l’époque de l’oeuvre. Les spectateurs possèdent tout le temps nécessaire, même un peu trop, pour découvrir ce qui caractérise les personnages tout en étant obnubilés par la grandiose scénographie. On se croit véritablement dans une soirée chic des années soixante où les cachotteries et excès de plaisirs de toutes sortes illustrent le vide que créent la luxure et le manque de liberté.
Dans Bilan, Marcel Dubé explore la corruption politique, la manipulation perfide, l’émancipation des femmes prisonnières des conventions, la négligence de la famille au détriment de l’obsession du pouvoir, la ferveur naïve de la jeunesse, les histoires d’amour impossibles et l’incapacité de fuir une vie misérable. Puisque ces thèmes perdurent 50 ans plus tard, la lucidité de l’auteur donne froid dans le dois. En fait, elle frustre plus qu’elle porte à réflexion, et cela est causée en grande partie par les écarts de clarté de Vermeulen au niveau de ses signifiants scéniques.
En voulant instaurer trop de parallèles avec la réalité d’aujourd’hui, le metteur en scène se perd et fait questionner inutilement les spectateurs sur les interprétations qu’ils doivent en tirer. Ces derniers cherchent tellement une signification aux éléments montrés qu’ils n’embarquent pas entièrement dans la poésie et la véracité du texte. Benoît Vermeulen a décidé de mettre en relation les facteurs de plaisir des années soixante comme les voitures luxueuses, l’alcool et les voyages et ceux qui se sont ajoutés dans notre ère moderne comme les tablettes et les tables de DJ. Ce n’est pas un mauvais filon, mais sa pertinence ne transparaît pas.
Les personnages d’Étienne et sa blonde Élise (Rebecca Vachon) prennent continuellement des clichés des convives avec leur tablette à la recherche de confidences juteuses qui feront scandales. La scène regorge de télévisions et écrans géants projetant des dessins d’animaux, des archives en noir et blanc d’événements marquants et les visages en gros plans des personnages qui, à la manière d’un GIF, répètent éternellement la même émotion de vide. Ces choix reflètent la fascination pour la richesse, notre soif insatiable de tout savoir, de tout consommer afin de se donner l’impression de vivre une existence faste. Or, tous ces éléments manquent cruellement de précision, en plus de surcharger autant les propos que la scène. L’orgie d’écrans et l’apparition de techniciens vêtus d’un chandail à l’effigie de Radio-Canada lors des changements de décor s’avèrent clairement des clins d’œil envers le téléthéâtre de Bilan diffusé en 1969. C’est mignon mais exécuté dans un fouillis le plus total. L’idée de se démarquer est certes noble, mais encore faut-il que le contenant assure une bonne compréhension au contenu, ce qui fait cruellement défaut ici.
Heureusement, la direction d’acteurs est impeccable. Lors de l’acte final au cours duquel les masques tombent et les vérités éclatent, la scène est submergée de fumée. Les acteurs évoluent dans un décor ressemblant à une prison ou à un coffre-fort, c’est selon. Cette métaphore traduit parfaitement l’état d’esprit de William qui constate enfin sa chute et la déconfiture de sa vie personnelle. Vermeulen obtient alors de ses acteurs des tours de force et des abandons presque jouissifs. Les acteurs d’expérience et de la relève s’offrent des joutes exceptionnelles. En riche homme d’affaire ingrat qui déblatère sans la moindre conscience sociale, Guy Jodoin parvient aisément à se faire détester. Par contre, il flirte dangereusement avec la caricature en fin de parcours. Tout le contraire de Mickaël Gouin qui affiche un aplomb extraordinaire. Son arrogance est jouée avec une telle intelligence qu’il fait sourire sournoisement.
Rachel Graton illumine la scène à chacune de ses apparitions. L’évolution de son sens du jeu, à l’instar de celle de Gouin, est des plus agréables et rafraîchissantes à voir. Le lien maternel qui l’unit à Sylvie Léonard s’avère attachant et crédible. Cette dernière offre, encore une fois, une performance éblouissante. Elle livre à merveille le désarroi de cette femme soumise qui a été capable de se choisir seulement lorsqu’il était trop tard. Dans son élégante féminité, on reconnait l’aura de la formidable Janine Sutto qui a interprété le même rôle jadis. Dommage que la complicité entre elle et Philippe Cousineau qui interprète son amant fasse pâle figure en terme d’intensité.
Bilan est présentée au TNM jusqu’au 8 décembre. Les billets sont disponibles ici.
Crédits Photos : Yves Renaud