Luce : l’illusion américaine

Dès les premières minutes du film, on remarque qu’il y a quelque chose de faux dans le sourire de Luce (Kelvin Harrison Jr.). Il est sur une estrade en train de faire un discours, un de deux dans ce film, pour féliciter la réussite académique des étudiants de son école, mais se retrouve à la place à remercier les parents et les professeurs de les guider, lui et tous les autres, et de leur permettre de devenir qui ils sont censés être. C’est presque trop beau. Il s’agit des premières paroles de Luce et elles sont lourdes de sens pour le reste du film. Il ne les remercie pas de les aider à réaliser leur plein potentiel ou un autre cliché du genre. La nuance est minime, mais présente. Il les remercie de les aider à devenir « ce qu’ils doivent devenir ». Ce n’est pas un choix. Celui-ci a déjà été fait pour eux.

Le film est basé sur une pièce de théâtre de J. C. Lee. Ce dernier a aussi écrit pour des séries télé comme How to get away with murder (2014-2019) et Looking (2014-2015). Il a travaillé sur l’adaptation de sa pièce vers le grand écran avec l’aide du réalisateur de Luce, Julius Onah. Ce dernier avait réalisé The Cloverfield Paradox en 2018, un film que tous préféreraient oublier et qui a sauté sa sortie en salle pour se retrouver immédiatement sur Netflix. Paramount étant bien trop heureux, à l’époque, de s’en délester. Après un tel film, on ne s’attendait pas à grand-chose de la part de Julius Onah, et c’est avec plaisir que l’on découvre qu’il est capable de grandeur si on lui en donne la chance. On se délecte en frissonnant d’angoisse et parfois d’horreur devant son nouveau film.


Luce est un des meilleurs étudiants de son école, celui à qui on demande toujours de faire un discours et qu’on prend sans cesse comme exemple. Il est capitaine de l’équipe de basketball, membre de l’équipe de débat et sera très certainement major de sa promotion. Harriet Wilson (Octavia Spencer), sa professeure d’histoire, le qualifie « d’exemple important pour l’école ». Pas un étudiant brillant. Non, un exemple à suivre. Il est un symbole et, pour cette raison, tout le monde attend beaucoup de lui, mais personne ne voit l’adolescent malheureux qui se courbe lentement sous la pression sociale. Il a été adopté alors qu’il n’avait que sept ans par Amy (Naomi Watts) et Peter Edgar (Tim Roth). Auparavant,  il était un enfant soldat forcé à utiliser une arme…On ne peut que présumer le long et difficile parcours qu’il a mené pour devenir un symbole de réussite.

Tout bascule lorsque sa professeure approche Amy pour lui dire que son fils lui a remis un travail contenant des propos promouvant la violence et qu’après avoir fouillé son casier, elle a aussi trouvé des explosifs, plus précisément des feux d’artifice illégaux. Personne ne veut y croire et, sur le coup, les parents de Luce tentent d’éviter le sujet et ne veulent même pas en parler à leur fils. Même lorsqu’Amy soupçonne son fils d’un crime encore plus violent, elle ne dit rien. Elle ne veut pas vraiment savoir et ce n’est pas juste parce qu’il s’agit de son fils. Son besoin d’y croire est beaucoup plus profond. Si la professeure a raison et que son fils est dangereux, alors elle et son mari ont échoué le rêve américain, ou plutôt son illusion tombe et la vérité est tellement plus laide, et personne n’a envie d’entendre ça.

La réaction des personnages, tout particulièrement les parents de Luce et sa professeure, n’est pas très réaliste par moment, mais ce manque de réalisme est voulu. Le plus important est de souligner comment les préjugés et les attentes que l’on projette sur une personne ont un impact sur sa vie et le reste de la société. La conversation entre Luce et Harriet à la fin du film est troublante de vérité et un véritable coup de poing dans un monde où le climat politique a atteint un tel degré d’hypocrisie. Luce réalise ici qu’il n’est pas vraiment devenu un Américain, il est un symbole, et il doit se soumettre à des critères différents. Harriet lui rappelle qu’il n’est pas libre d’agir comme les autres et que ses actions seront scrutées à la loupe, et tout ça à cause de la couleur de sa peau et de son passé.

Cependant, si nous sommes honnêtes, ce n’est pas seulement un problème racial. Le film ne fait qu’effleurer cet aspect et se concentre surtout sur Luce et son expérience, mais les préjugés sont un mal généralisé. La société compartimente les gens selon leur emploi, leur passé, leur famille, leur entourage, etc., et il devient très difficile pour quiconque d’être juste soi-même. Il n’y a plus d’individualité. Nous sommes imbriqués dans une énorme machine prête à nous forcer à la conformité si nous tentons de sortir du chemin tracé pour nous et, dans ce film, on peut le voir avec les parents de Luce, son directeur d’école, sa professeure, son ex petite-amie et ses amis. Luce Edgar est l’image que l’on veut d’un petit garçon africain rescapé d’un pays en guerre par un couple de libéraux américains. Adapté. Épanoui. Heureux. Reconnaissant. Mais tout ceci n’est qu’une illusion, car nos problèmes sont aussi les problèmes du jeune adolescent et personne n’est parfait. Ce qui change, c’est le regard des autres.


Les quatre acteurs principaux du film sont parfaits dans leur rôle respectif. Naomi Watts et Tim Roth refont équipe pour une seconde fois après avoir joué précédemment ensemble dans le terrifiant thriller Funny Games en 2007. Ils ont une aisance ensemble à l’écran qui leur permet de mettre en valeur le talent de l’autre. De plus, chacun a une longue carrière derrière soi et plus rien à prouver. Octavia Spencer, que l’on a pu voir dans le film Ma plus tôt cette année et par le passé dans Hidden Figures (2016) et The Help (2011), interprète ici la professeure d’histoire qui soupçonne Luce d’être dangereux. Il s’agit d’un rôle difficile où, d’un côté, le public doit la détester et, de l’autre,  compatir avec elle. Comme toujours, elle est brillante. Le prix d’excellence revient ici haut la main à Kelvin Harrison Jr. que l’on a vu précédemment dans le thriller le plus angoissant de 2017, It comes at night. Ses sourires cachent des secrets, ses yeux sont deux perles vides et son attitude est un instant charmante et l’instant d’après terrifiante. Ses manières sont calculées. Il ne semble jamais vraiment être, mais plutôt paraître. Il manipule ses parents et son entourage, mais on ne sait jamais s’il est un sociopathe ou tout simplement un adolescent. Luce hypnotise et on ne peut détacher nos yeux de ce garçon d’apparence innocente, mais qui semble cacher une partie de lui, et c’est grâce à l’interprétation fantastique du jeune acteur.

Le deuxième discours de Luce, à la toute fin du film, est très différent de celui où il remerciait tout le monde pour sa réussite scolaire. « Je suis un Américain » proclame-t-il avec fierté. Sa voix se casse. Ses yeux sont humides. Son sourire se rompt un bref instant puis la façade du garçon heureux de vivre reprend le dessus. Il passe un commentaire sur le fait que ses parents ont changé son nom lorsqu’il a été adopté, car sa mère Amy n’arrivait pas à le prononcer… Une critique contre ceux-ci pour lui avoir retiré le dernier lambeau de son identité? Peut-être, mais les intentions de Luce ne sont jamais bien claires et c’est ce qui rend ce film magique. Il est possible d’interpréter les événements qui se déroulent sous nos yeux de multiples façons et, en tant que spectateur, nous sommes forcés de nous demander si nous n’avons pas jugé Luce trop vite ou laissé le bénéfice du doute alors qu’il était coupable. Un film troublant, à voir sans hésiter!

Luce a été présenté au Festival Sundance en janvier dernier et sortira dans les salles au Québec dès le 16 août.

Crédits Photos : Entract Films

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