Avec une froideur mordante, Cindy Bérard nous offre de revenir sur la suite d’événements qui a mené à la création de Huldu, une Start-up technologique qui propose de révolutionner la manière dont on se souvient des morts et qui l’a rendue millionnaire avant l’âge de trente ans. Avec cette adaptation théâtrale de son propre roman éponyme, Jean-Philippe Baril-Guérard nous enseigne les sacrifices nécessaires pour devenir de véritables champions du capitalisme.
Manuel de la vie sauvage se veut avant tout une exploration des rouages grinçants qui composent les rapports humains, ici exposés dans leur plus simple appareil. Ainsi, nous dévoile Cindy Bérard avec le plus grand cynisme, chaque relation humaine serait une transaction et ces relations seraient à leur mieux lorsque la transaction entre deux humains est nommée clairement. L’auteur nous invite également à cultiver la haine comme moteur le plus puissant pour la réussite. Cindy, pour sa part, hait son prénom qui laisserait deviner trop facilement ses origines thetfordoises encore plus détestées… Que les romantiques de ce monde soient avisés: vous serez poussés dans vos derniers remparts face à ce texte au réalisme tranchant et à l’utilitarisme glacial. Rires jaunes attendus.
Ceux qui dans le public auront lu le livre avant d’en visualiser sa version scénique reconnaîtront la même trame narrative générale de laquelle on a habilement délesté les éléments les moins pertinents afin d’en condenser l’essentiel dramatique. Détail important cependant, de Kevin Bédard comme personnage principal dans le livre, on passe à Cindy Bérard pour l’adaptation scénique. Ce changement de genre du personnage principal dérange quelque peu le spectateur initié, mais passe plutôt inaperçu pour le public qui ne s’est pas frotté préalablement à l’œuvre. Outre le dérangement dû au changement entre les versions, ce nouvel élément amène une profondeur inédite aux questionnements posés par le texte et soulève un contraste d’autant plus intéressant avec les décisions chirurgicales et dépourvues d’empathie que la femme d’affaire doit prendre pour sauver sa compagnie.
«Il n’y a rien de plus puissant qu’une idée », nous martèle la cheffe d’entreprise tout au long du 1h40 de ce cours théâtral. Il n’y a rien de plus puissant qu’une idée, mais son exécution entraine nécessairement des sacrifices inéluctables et la pièce ne nous cache rien des cadavres que l’avancée vers le triomphe de la Start-up laissent derrière elle. La scénographie, se posant en pertinent support, illustre bien cette idée en proposant de placer les personnages sacrifiés sur l’autel du succès de l’entreprise dans un cubicule de verre au fond de la scène, sorte de squelettes dans le placard, mais qui serait affiché à la vue de tous, à la mode des réseaux sociaux où tout est exposé. Les gros plans filmés des visages des personnages habilement affichés sur un écran au centre de la scène servent à percer le secret de leur vulnérabilité que l’on ne devine pas aisément et nous rappellent, au détour de ces robots, de cette Start-up à la fine pointe de la technologie, leur plus simple humanité.
Comme son titre l’indique, Manuel de la vie sauvage se veut ironiquement éducatif. Entre les savoureux moments à la Ted-Talk ou le personnage principal nous transmet ses précieux enseignements, les scènes ayant menées à la création de Huldu reprennent vie pour illustrer les différentes leçons. Le tout transitionne comme un charme et sans temps mort grâce aux généreux effets musicaux et d’éclairages. Le texte bien rythmé est adéquatement interprété par les comédiens, sauf quelques accrochages lors de la première médiatique. Dans leur rôle de soutien, Stéphane Demers, Joëlle Paré-Beaulieu et Isabeau Blanche sont les plus convaincants. Emmanuelle Lussier Martinez en Cindy Bérard, bien qu’elle offre une performance égale, ne réussit cependant pas à convaincre tout à fait dans le rôle d’une femme d’affaire sauvage et sans scrupule qui sacrifie toute éthique au profit de la réussite. Clin d’œil comique, le metteur en scène, Jean-Simon Traversy, fait appel à un invité spécial afin de nous aider à vulgariser le langage légal à coup de métaphores alimentaires, rendant le tout plus digeste à la compréhension.
Le roman, déjà très dramaturgique par ses nombreux dialogues, s’adaptait intuitivement à la scène. Malgré une direction d’acteur qui aurait nécessité un peu plus de directivité afin de minimiser les disparités dans l’intensité du jeu entre les comédiens et qui aurait pu mousser le jeu du personnage principal, cette pièce cynique aux dialogues tranchants et rythmés, à la scénographie efficace et à la mise en scène cocasse ne déçoit pas les attentes qu’elle avait engendrées et ouvre avec force la saison théâtrale chez Duceppe.
Crédits Photos : Danny Taillon