Rêver, est-ce notre seule liberté? Peut-on tuer par compassion? Voilà les questions que se posent Vincent-Guillaume Otis et Jean-Philippe Lehoux avec l’adaptation sur scène du roman Des souris et des hommes de John Steinbeck qui est présentée au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 1er décembre. Sous la houlette de Jean-Simon Traversy et David Laurin , les nouveaux directeurs artistiques du théâtre, l’accent est surtout mis sur le texte qui n’a pas du tout perdu sa pertinence au niveau du rêve américain déchu et des conditions exécrables du travail à la chaîne.
Quelque temps avant de quitter ses fonctions à titre de directeur, l’acteur Michel Dumont bûchait sur cette adaptation avec Vincent-Guillaume Otis, et le désir d’aller au-delà de l’aspect bucolique et figé de l’époque était déjà présente. Le résultat final le démontre brillamment. L’intrigue demeure inchangée. Lors des années 30, George Milton et Lennie Small (Benoît McGinnis et Guillaume Cyr) se promènent de ferme en ferme pour survivre. Ils triment durs, mais l’esprit simple de Lennie nuit à leurs chances de garder du travail pendant une longue période. L’histoire se répète lorsqu’ils débarquent sur une ferme en Salinas, Californie. Les relations avec les autres ouvriers et la femme de Curley (Maxim Gaudette), le fils du patron qui cherche constamment la bagarre, menacent le rêve de George et Lennie d’avoir un jour leur propre place et ne pas déprendre de quiconque.
Pour les spectateurs qui ont visionné la version cinématographique de l’oeuvre écrite en 1937, la vitesse de la trame narrative étourdit lors du premier acte. Les intrigues se déroulent en dedans des mêmes trois jours alors que, dans le film, l’impression que plusieurs semaines passent est palpable, appuyant ainsi la lenteur et l’épuisement des protagonistes. L’effet de cette contrainte théâtrale ne s’étiole malheureusement pas trop longtemps tellement la mise en scène de Vincent-Guillaume Otis s’avère sophistiquée et bouleversante. Chaque geste effectué par les comédiens compte. Leur présence immobile sur scène pendant des moments marquants confère à l’oeuvre beaucoup de beauté tout en bonifiant subtilement l’ignorance et le conformisme des personnages emprisonnés dans un quotidien opprimant.
Le style d’écriture privilégié par Jean-Philippe Lehoux frappe également la cible. Truffé d’expressions québécoises, le langage grossier employé correspond en tous points à celui d’ouvriers des années 30 dont l’intelligence se traduit davantage par la philosophie brute de la vie que celle que préconisent les gens bien instruits. Puisque les acteurs n’utilisent pas l’accent québécois à outrance, les dialogues demeurent crédibles et n’irritent aucunement l’oreille. L’analyse et les coupures faites dans le texte dévoilent à merveille l’intention des créateurs qui est de traiter de l’importance de rêver pour subsister. La notion revient constamment dans les répliques mais d’une manière si naturelle qu’elle ne dérange jamais. Au contraire, le travail de Lehoux fait voir le texte d’une autre façon, encore plus poétique et actuelle que celle qui se dégage du film et du texte original.
Le décor tout en bois signé Romain Fabre impressionne tout en conférant à la pièce un réalisme saisissant. En ne versant jamais dans les excès, toutes les idées scéniques renforcent la portée des thèmes abordés. La communion entre le visuel et le texte jouit d’une fluidité rarement égalée. La distribution propose des compositions sobres et justes. En épouse soumise qui rêve d’Hollywood pour échapper à son existence morne, Marie-Pier Labrecque s’éloigne avec brio du cliché de la coureuse d’hommes sans cervelle. Elle touche avec sa force de femme qui ne souhaite que s’émanciper.
Toujours dans la thématique du rêve, l’acteur Guillaume Cyr en réalise un aussi en incarnant Lennie Small, personnage qui savait être fait sur mesure pour lui lorsqu’il a découvert le livre. Évidemment, le comédien a le physique de l’emploi pour interpréter ce grand colosse dont la force herculéenne n’a d’égal que sa gentillesse. Au-delà de la gestuelle et du changement vocal, Cyr saisit avec intelligence le retard mental de Lennie en esquivant la caricature facile. Il livre ses répliques tout naturellement avec un abandon admirable. En ne cherchant pas systématiquement à faire rire, choquer ou pleurer, il devient instantanément attachant. Lorsque la représentation se termine et qu’il salue avec émotion le public, on entrevoit des parcelles de Lennie dans son regard reconnaissant, et on comprend d’emblée qu’on vient d’assister à une performance d’acteur d’exception.
Dans le rôle de George, Benoît McGinnis livre une prestation convaincante et nuancée. On croit sincèrement à cette amitié improbable entre les deux hommes, à ce tiraillement entre le besoin de solitude et la nécessité de partager son existence avec une autre personne afin qu’elle conserve son sens et sa naïveté. La scène finale, même si la plupart des spectateurs connaissent son dénouement, fend le cœur en deux. La mise en scène élégante, le jeu vrai des acteurs et l’analyse judicieuse du sous-texte font de cette conclusion un moment percutant et touchant qui pousse à bien des réflexions sur notre société d’aujourd’hui, qui, quand on y pense bien, hormis quelques avancements, n’est malheureusement pas si différente, juste et inclusive que celle des années 30…
La pièce Des souris et des hommes est présentée jusqu’au 1er décembre. Des supplémentaires en novembre ( 24, 25 et 29 )ont été ajoutées. Vous pouvez vous procurer des billets ici.
Crédits Photos : Caroline Laberge