Le tigre bleu de l’Euphrate : un public conquis!

À la demande générale, Le tigre bleu de l’Euphrate se produit à nouveau au Quat’sous jusqu’au 11 décembre prochain. Pour les moins chanceux qui ont manqué ce premier rendez-vous, voici l’occasion idéale d’assister à un spectacle où chaque artisan qui y collabore est au sommet de son art.

Le texte de Laurent Gaudé, à la langue riche et sublime, pose Alexandre le Grand  à 32 ans sur son lit de mort. Après avoir vaincu le Perse Darius, assiégé Tyr, conquis Babylone, brillamment battu une armée d’éléphants, réduit à néant et fondé autant d’empires sur trois continents, l’empereur macédonien tire finalement sa révérence sur une vie aussi succincte que dense. Agonisant de la fièvre et refusant désormais toute audience avec les mortels, Alexandre s’entretient pour une dernière fois avec la mort, qu’il accueille comme une invitée de marque dans sa chambre tombeau pour lui faire le récit de ses jours.

Exposant une autre face du conquérant mégalomane auquel nous a habitué les livres d’histoires, le texte dépeint plutôt un homme en conflit avec lui-même, hanté par les souvenirs de guerres, des soldats morts et blessés de ses armées, et par la veuve éplorée d’un ennemi tombé au combat. À cette culpabilité des guerres passées et à ces blessures infligées s’oppose l’insatiabilité d’Alexandre, véritable puits sans fond, qui le pousse à désirer toujours plus. Comme le souligne le metteur en scène, « le désir est une tension et non un confort, un état de manque et non de satisfaction ». Alors qu’il est en pèlerinage dans l’oasis de Siwa, près d’Alexandrie, on lui fait la prophétie qu’il sera « immortel tant qu’il se nourrira de terres ». Ainsi, malgré la maladie qui le ronge, c’est de la faim que meurt véritablement le personnage de Laurent Gaudé.

Quelle figure mieux prêtée à ce personnage plus grand que nature que celle d’Emmanuel Schwartz? La voix puissante et pleine de l’acteur emplie la salle dès les premiers instants et s’offre d’une façon impeccable à ce récit épique tout comme à ce personnage mythique. Adoptant une diction parfaite, l’acteur, en parfait contrôle de son art, module ses intonations, son ton, sa vitesse de déclamation et son intensité de jeu pour nous offrir un monologue profondément nuancé. Malgré l’espace restreint de son jeu, Schwartz habite complètement cette scène presque nue et chaque geste est empreint d’un équilibre entre l’agonie et la lutte pour préserver sa grandeur. Un véritable sans faute pour  celui qui nous habitue à le voir interpréter les grands personnages de l’histoire après avoir endossé les rôles d’Énée, d’Achile, de Caligula, de Voltaire… et maintenant d’Alexandre le Grand.

À l’instar du tigre bleu de l’Euphrate qui apparait à Alexandre et lui fait office de guide, Denis Marleau, dont on reconnait la patte et l’excellente direction d’acteurs, a su guider son soliste comme un véritable maestro. Le spectateur ne peut que ressentir tout le travail qui a été pensé pour souligner les conflits d’Alexandre, entre la mort et la soif de la vie, entre l’agonie et l’envie de grandeur. Malgré la sobriété du décor (seule la couche de l’empereur trône au centre de la scène) l’acteur emplit l’espace de sa présence et chaque geste semble mesuré et senti pour montrer un aspect de ce personnage légendaire, mais tout de même humain et mortel. De subtiles trame sonores et projections sur les murs pâle de la chambre se prêtent en support au récit d’Alexandre et se mêle de façon tout à fait naturelle à l’épopée qui se raconte, en laissant la plus grande place au texte et à l’acteur qui nous le transmet.

Le récit que raconte Laurent Gaudé est celui d’Alexandre le Grand entre l’immortalité de sa grandeur et la mortalité de son être, entre sa culpabilité et son insatiabilité. Longtemps après avoir vu cette pièce, son écho résonne en nous dans le silence de notre finitude. La poésie sublime de ce texte tout comme la performance du duo Schwartz et Marleau, conquière notre esprit qui capitule aisément devant ce chef d’œuvre.

Crédit Photos : Yanick Macdonald