Corps fantômes fait vibrer le théâtre Duceppe avec une chronique sociale LGBTQIA2+. Un spectacle autour des violences subies par la communauté gaie dans les années 90 où les personnes se faisaient tabasser, mourraient du sida ou se suicidaient.
Et à l’heure où leurs droits sont menacés, la charge émotive de cette œuvre s’en trouve décuplée. Le rappel est d’ailleurs brutal avec une recrudescence de 69% de crimes haineux, au Canada, liés à l’orientation sexuelle. L’actualité trouve ainsi écho aux traumatismes d’hier, rendant encore plus grande l’urgence de témoigner d’une réalité souvent méconnue, voire oubliée.
Pas moins de huit artistes ont collaboré à l’écriture du spectacle. Cette mobilisation collective a permis la création d’une mythologie queer 100% québécoise. Si N’essuie jamais de larmes sans gants nous avait déjà brassés avec sa percutante adaptation, Corps fantômes est un vrai électrochoc. Une claque en plein visage.
Grâce une habile mise en abyme, le public remonte le fil du temps à partir d’une étrange boîte que Marion reçoit en héritage d’un père absent. Le carton comprend quelques photos et le manuscrit d’une pièce écrite par un mystérieux Francis. Commence alors une quête initiatique pour reconstituer les fragments d’une vérité dissimulée durant plus de trente ans. Une vérité que l’on a préféré taire plutôt que de voir exposer.
UNE PIÈCE COMMUNAUTAIRE
Corps fantômes suit les destins croisés de personnages dont le seul crime est de vouloir affirmer leur différence. La relation amoureuse entre Francis et Sylvain cimente en cela la pièce. Gabriel Cloutier-Tremblay (Francis) y incarne un jeune gai activiste dont le comédien rend bien le caractère exalté. Face à lui, Francis Ducharme (Sylvain) campe son amant tourmenté dont le désir s’oppose à la raison. Le jeu nuancé de Ducharme saisit parfaitement le conflit interne de ce policier tiraillé entre son devoir professionnel et ses sentiments.
Le duo est rejoint par une solide distribution, loin d’être de simples seconds rôles, comme Sophie Cadieux (Caroline), Célia Gouin-Arsenault (Marion) ou encore Joephillip Lafortune (Mo). Mention spéciale à Christian Fortin en doorman à la langue acérée. Véritable œuvre chorale, la pièce souligne l’esprit communautaire d’une troupe unie sur la même partition. L’investissement des quinze interprètes renforce la portée testimoniale de la pièce et sa dimension docu-fiction.
UNE RÉFLEXION UNIVERSELLE
Corps fantômes est le fruit d’un travail d’orfèvre pour reconstituer fidèlement une période sombre de la communauté LGBTQIA2+. Une histoire faite d’humiliations, de répressions et de violences qui mérite d’être racontée pour ne plus rester dans l’ombre. Hormis quelques éléments, tout ce qui se joue sur scène s’inspire de faits réels, à commencer par l’acharnement de la police à traquer les gais comme de la vermine (descente au Sex Garage, manifestations d’Act Up, etc.). C’est sans compter la vague sauvage de crimes homophobes restée impunie.
La pièce n’est en rien une caricature woke pour proposer une relecture historique et imposer une idéologie. Corps fantômes cherche avant tout à commémorer une mémoire occultée. À rendre hommage à celles et ceux qui ont combattu pour le droit au respect et à la tolérance. Des personnes dont l’engagement a permis de faire évoluer les mentalités et changer les lois.
Alors oui, « la pièce contient des scènes de nudité, de sexualité explicite, de consommation de drogue et la représentation d’actes violents », comme l’indique le site de Duceppe. Le cru n’est pas pour autant synonyme de trash. La scénographie jouant brillamment avec l’éclairage et l’espace.
Le spectacle ne s’adresse pas simplement à la communauté LGBTQIA2+, il invite à une réflexion universelle sur les libertés individuelles et la justice sociale. Car si les gais sont aujourd’hui mieux considérés au Canada, cela reste un enjeu important dans d’autres pays dans lesquels on les associe à des déviants ou des citoyens de seconde zone. Rien ne serait donc être acquis, pas même ici, comme le prouvent certaines statistiques.
Corps fantômes est un spectacle profondément humain aussi bouillonnant que la vie elle-même, dans sa beauté comme dans sa fureur. Une œuvre militante puissante qui marque un tournant majeur dans la dramaturgie québécoise : celui de monter une pièce LGBTQIA2+ de 3h30, en français, sur une communauté résiliente dont les combats d’hier pourraient être ceux de demain.



