Les pièces de théâtre les plus marquantes possèdent pratiquement toutes un aspect intemporel bien souvent tristement actuel. La dramaturgie québécoise regorge tout spécialement de ce genre de textes. L’oeuvre de Michel-Marc Bouchard ne fait pas exception. Exactement 20 ans après sa création au Théâtre Jean-Duceppe, Le chemin des Passes-Dangereuses retourne au bercail pour une relecture pertinente et émouvante portée par un trio d’acteurs tout simplement grandiose.
Au cœur de l’intrigue se trouve un effroyable drame familial irrésolu qui cumule paroles creuses et sombres secrets. L’apparence immaculée de cette relation toxique entre trois frères que tout sépare s’effondre totalement le jour du mariage du cadet, Carl (Félix-Antoine Duval). Un accident de la route, la même où leur père a péri, les confronte à un fatal ultimatum : faire enfin éclater la vérité ou signer leur arrêt de mort. À moins que ce ne soit déjà trop tard…
Superbement conçu par Claude Goyette, le chemin asphalté morcelé et étagé qui recouvre la scène impressionne par son immensité et sa sidérante vraisemblance. De plus, mêlé à des éclairages minimalistes et une mince toile de fond où est projetée des images de forêts, cet élément central du décor ne vole jamais la vedette. La scénographie parvient à se fondre dans la lourdeur des thématiques exploitées en leur laissant tout le champ libre. Tantôt banale tantôt décapante, la joute que se livre les personnages demeure constamment le centre d’attention.
À la fois surprenantes, drôles et troublantes, les répliques imaginées par Michel-Marc Bouchard cogitent un bon moment dans la tête des spectateurs, ébahis de se faire parler de mort, de maladie, d’alcoolisme, de faux bonheurs et d’homosexualité avec une justesse, une audace et une cohésion si sidérantes. Le cœur même des sujets abordés n’a malheureusement rien perdu de sa pertinence puisqu’on peut encore profondément s’y reconnaître.
Or, force est de constater que le retournement de situation au dernier acte n’a pas conservé son impact d’autrefois, se devinant hélas assez facilement. La répétition de certains poèmes, bien que cohérents avec les destinées des protagonistes, de même que les introductions de l’entrée en scène de ces derniers, agacent légèrement et alourdissent inutilement la pièce. Les premières minutes nécessitent de l’adaptation au niveau du langage. Il est un peu particulier d’entendre Félix-Antoine Duval et Maxime Denommée s’exprimer dans un joual plus ancien. Nous sentons leur difficulté à se l’approprier, surtout du côté du Duval. Heureusement, cette sensation se dissipe très rapidement.
Le talent ahurissant des interprètes prend le dessus. La salle plonge avec abandon dans les déchirements de ces frères torturés. L’éclatement d’une famille n’a rien de nouveau au théâtre, bien évidemment, mais le tout est offert avec une telle authenticité qu’on ne peut faire autrement que d’y succomber.
Maxime Denommée délaisse enfin les rôles de jeune premier pour se glisser brillamment dans la peau d’un homme froid et hautain qui affiche maladroitement sa vulnérabilité, trop enfoui dans son mal-être et ses convictions sociales oppressantes. Dans le rôle de Carl, Félix-Antoine Duval, qui en est à son premier tour de piste chez Duceppe, incarne avec aplomb, parfois un peu trop, un jeune homme bien rangé et en paix chancelante avec son passé. Campant la partie du trio qu’on voit malheureusement le moins, Alexandre Goyette prouve encore qu’il maîtrise le type de compositions qu’on lui attribue souvent au théâtre : le type fort en muscles et niais qui irrite les autres. Ceci dit, le rôle de Victor, à l’instar de celui de Marc Lemaire dans la magistrale série Feux, lui permet de dévoiler une sensibilité si vraie et sauvage qu’il est impossible de ne pas verser des larmes en le voyant pleurer.
Bref, cette tragédie routière qu’est Le chemin des passes-dangereuses conquiert et fait réfléchir en partie grâce à des performances puissantes et une mise en scène sobre de Martine Beaulne qui leur laisse toute la place. C’est un rendez-vous chez Duceppe jusqu’au 24 mars!
Crédits Photos : Caroline Laberge