Les conflits moraux occupent une part importante de l’œuvre de Sophocle. Des sept pièces sur les quelque cent-vingt-trois dont on lui octroie la paternité qui ont passé les millénaires pour parvenir jusqu’à nous, tous ses personnages se retrouvent inévitablement pris face à un choix impossible qui crée leur tragédie. Électre, dont le père a été assassiné par sa mère et son amant, veut accomplir sa vengeance pour son honneur et pour les Dieux. Pour accomplir ses représailles, c’est donc sa propre mère qu’elle devra tuer avec l’aide de son frère Oreste. Telle est donc l’impossibilité de son choix: se rendre meurtrière de son sang pour venger son sang.
Hors, le conflit que vit Électre (interprété par Magalie Lépine-Blondeau), complexe, terrible et tragique, ne se représente guère de cette façon sur scène. L’actrice, déchainée, s’époumonant à en perdre la voix, très clairement investie dans son rôle, rend pourtant un personnage qui manque substantiellement de nuances dans un jeu unidirectionnel et imprécis. Sa furie est palpable, bien rendue, incontestablement. Mais rien d’autre ne l’est. Alors qu’elle hurle sa rage, on a envie d’en appeler à l’ambivalence pour rendre justice au personnage mythique qu’elle interprète.
À ce manque de nuance s’ajoute celui du reste de la distribution. Le ton monotone et monocorde, préconisant un jeu tout petit (ce qui détonne franchement d’avec le rôle-titre) finit par ennuyer. On réussit peu à croire à l’affection que se portent mutuellement Oreste, le frère d’Électre, (Vincent Leclerc) et son précepteur (Alex Bisping). De la même façon, la relation entre Électre et Chrysothémis, sa sœur, (Marie-Pier Labrecque) est peu crédible. Clytemnestre, la mère, (Violette Chauveau) se pose comme un oasis dans ce désert de nuance, et sa réaction à la mort supposée de son fils, composée de la peine qui accompagne sa perte et du soulagement de la fin de la menace que son retour aurait supposé pour elle, est accueillie avec bonheur.
Le minimalisme d’une scénographie épurée mais pas tout à fait sobre est également accueilli avec plaisir. Sous la couverture nuageuse menaçante et épaisse (rappelant la colère d’Électre) qui est projetée tout au long de la représentation sur des écrans, un chemin composé de blocs de béton troués traverse la salle de part et d’autre, créant une scène bifrontale. Quelques plantes poussant à travers les craques du béton et des déchets jonchant ce qu’on devine comme les ruines probables d’un ancien palais posent l’action dans un univers à l’âge indéfini, évoquant à la fois l’antiquité et la modernité, reflet d’un texte intemporel.
Crée quelques 400 ans avant J.-C., le texte de Sophocle est ici traduit et adapté par Évelyne de la Chenelière dans une nouvelle version française. En plus de rendre le texte à sa plus simple expression, créant un fil dramatique des plus limpides, l’auteure y ajoute sa touche personnelle, utilisant la Coryphée (Caranne Laurent) pour remonter le temps jusqu’à notre époque particulière, rattachant le fil qui unit le Sophocle de 414 av. J.-C. à l’Espace Go de 2019. Les chœurs raccourcis (comme tout le reste) apportent une touche de ponctuation importante à ce qui serait autrement une longue plainte sans fin. D’ailleurs, la répartition des acteurs dans le public et l’utilisation d’instruments de percussion pour les accompagner lors de ces chœurs offrent un rythme intéressant, dynamisant la mise en scène autrement plutôt statique.
La scène d’ouverture s’étire longuement, très longuement, alors que la Coryphée (ici une mendiante) prend le temps de placer toutes ses précieuses possessions sur les marches, à l’entrée du palais. Hors, cette lenteur de geste dans une absence de mots pour se plonger bien profondément dans l’émotion et l’ambiance n’apparaît plus ensuite. Dommage, car peut-être c’est ce qu’il aurait fallu à Électre pour nous laisser entrevoir la nuance qui manquait cruellement. Lorsque Électre, par exemple, découvre sa mère assassinée de la fine étoffe qui recouvrait son corps mort, nous aurions voulu que la scène s’étire, pour que la jubilation qui prenait d’abord toute la place puisse laisser sa part à la culpabilité que l’on devine nécessairement…
Crédits Photos : Yanick MacDonald