Judy : la hantise de l’oubli

Les films biographiques sur des icônes hollywoodiennes ne cessent de fasciner un large bassin de cinéphiles, peu importe qu’ils empruntent une trame narrative traditionnelle dressant l’existence de l’artiste de sa naissance à sa mort ou qu’ils démontrent une volonté d’innovation en s’attardant sur un pan précis généralement méconnu ou peu exploité. Retraçant le trouble mais immensément transcendant et émouvant parcours de l’actrice et chanteuse Judy GarlandJudy de Rupert Goold se situe à mi-chemin entre les deux.

Entrecoupé de retours en arrière détaillant les perturbantes coulisses du film Le magicien d’Oz de 1939 , l’oeuvre s’inspire fortement de la pièce de théâtre End of the Rainbow de Peter Quilter qui, elle,  s’attarde sur les cinq semaines de concert que Judy a données à Londres au cabaret Talk of the town six mois avant son décès le 22 juin 1969 à l’âge de 47 ans. À travers tout cela, le long-métrage s’accorde également des libertés scénaristiques ingénieuses et pertinentes permettant de mieux saisir la personnalité trouble et attachante de Garland. Ces moments non-conformes à la réalité qui font habituellement rager les puristes et les familles des stars concernées ne s’avèrent pas ici dérangeants ou futiles, car ils sont amenés avec classe et s’inscrivent parfaitement dans l’intention narrative du film : rendre humaine une talentueuse jeune femme passionnée de la scène qui a cruellement été bouffée par l’appât du gain du répugnant producteur et  cofondateur du studio MGM (Metro-Goldwyn-Mayer), Louis B.Mayer (Richard Cordery).

Souvent trop courtes et glissées maladroitement dans le montage, les séquences mettant en vedette la Judy âgée de seize ans (lumineuse Darci Shaw) donnent tout de même froid dans le dos. Judy ne peut avoir une vie sociale typique des adolescents de son âge. Afin de toujours performer au sommet de ses capacités qu’importe les situations ou moments de la journée, elle ne pouvait se couper les cheveux, entretenir des relations même amicales avec un garçon et manger des aliments caloriques. Droguée aux pilules l’aidant à maigrir et dormir, elle était perçue comme une machine à produire du fric. Ajoutez à cela les abus sexuels de Mayer, et nous avons un autre sordide exemple que la Cité des anges n’a jamais réellement été paradisiaque mais plutôt hypocrite en nous servant des histoires sur l’importance d’être soi. Les insistances vaines de l’artiste pour s’épanouir normalement tout en exerçant ce qu’elle aime le plus au monde fendent le cœur car elles se déploient à l’intérieur de scènes nuancées suggestives regorgeant de malaises. Avions-nous réellement besoin de celles-ci pour comprendre pourquoi Judy, en cruel manque d’amour et d’estime, s’est réfugiée à l’âge adulte dans l’alcool, les cachets et les mariages ratés? Dans les faits, non, car elles coupent parfois le rythme, mais elles demeurent éclairantes et marquantes.

Au-delà des concerts londoniens dans lesquels Judy pouvait autant s’éteindre qu’étinceler, l’oeuvre accorde une place importante à la mère dévouée qu’était l’icône. Sans le sou et domicile fixe, elle s’acharnait pour conserver la garde de ses deux plus jeunes enfants, Joey et Lorna Luft (Lewin Lloyd et Bella Ramsey). Elle était prête à tous les sacrifices, y compris s’éloigner d’eux pour de longues périodes même si cette distance la consumait lentement mais sûrement. Pour racheter ses erreurs, Judy s’oubliait, jouait la comédie auprès de ses enfants pour les ménager mais s’assurait aussi d’être authentique avec eux. Les spectateurs deviennent attendris face à ses efforts dès la première scène. On s’accroche aux possibilités de rédemption ; on y croit autant qu’elle et la boule dans la gorge nous scie presqu’en deux lorsque les espoirs s’écroulent.

Bien évidemment, les chansons occupent aussi une place de choix. Les nombreux numéros musicaux, passant de la sobriété percutante de By myself à la festive The Trolley Song avec danseuses exécutant du french cancan, ravissent les yeux et les oreilles grâce à leur qualité sonore prodigieuse et leurs costumes à la fois élégants et extravagants. Anéantie lorsqu’elle déçoit et choque un public intransigeant et contradictoire et ravie lorsqu’elle l’emballe, Judy prend vie sur scène même si cela la lui fait perdre au bout du compte. Son immense talent et désir de contenter des spectateurs qui ne le méritent pas toujours saisissent autant que son manque de confiance qui, bien que compréhensible, n’a aucune raison d’être. Sa grande vulnérabilité et son irrésistible humilité donnent lieu à l’une des plus belles scènes du film : la rencontre avec deux admirateurs homosexuels. Charmante et touchante, cette courte amitié malheureusement fictive rend un tendre hommage à la personnalité ouverte de Garland ainsi qu’à ses fans l’aimant inconditionnellement malgré ses frasques.

À travers tous ses aspects, Renée Zellweger irradie à tous les niveaux. Sa voix, plus en contrôle et nuancée et moins nasillarde qu’à la glorieuse époque de Chicago, fait frissonner. Si les admirateurs de l’actrice américaine reconnaitront certains de ses tics lors des premières minutes du film,  sa démarche, sa gestuelle, son regard coquin et sa moue espiègle se transforment rapidement en celles de Garland de manière limpide et foudroyante. C’est cliché, mais elle devient le personnage. La Texane nous fait voyager. Ses yeux fatigués mais remplis d’espoir illustrent tous les sentiments qui tourbillonnent dans l’esprit tourmenté de Judy. Elle est si investie qu’elle investie le public instantanément même si certaines scènes s’étiolent. On ne voit qu’elle. On ne pense qu’à elle même des jours après le visionnement. Un deuxième Oscar pour Miss Zellweger, et ça presse!

Ironiquement née l’année de celle marquant la mort de Garland, Renée Zellweger confirme qu’elle était la personne idéale pour mener à terme un défi aussi colossal. Les similitudes entre son parcours et celle de l’interprète de Dorothée ne peuvent être passées sous silence. Lorsqu’il a été confirmé que la comédienne derrière Bridget Jones allait personnifier Judy Garland, la nouvelle a été accueillie avec des commentaires plutôt mitigés. Ces vannes non fondées et injustes font penser à ce que Garland a vécu ; l’intransigeance et l’ignorance du public. Renée, qui s’est volontairement éclipsé d’Hollywood pour maintenir une santé mentale saine et ne plus avoir à subir les remarques inutiles et déplacées sur sa perte de poids et ses supposées chirurgies esthétiques faisant ombrage à son talent et à son immense popularité d’autrefois , fait taire toutes les langues sales avec cette performance grandiose. Elle fait l’étalage de sa grande expérience et de son intelligence du jeu absolument remarquable. Elle démontre qu’elle est l’une des meilleures actrices de sa génération et qu’elle doit être traitée comme telle.

Sa version déchirante de Somewhere over the rainbow restera à jamais gravée dans les annales. Jamais une actrice a propulsé cette légendaire chanson à ce niveau d’émotions. On ressent toute sa nervosité, sa joie, ses regrets passés et son admiration envers Judy à travers cette performance. Les larmes coulent et coulent sur nos joues au point de devenir une brûlure réconfortante. À la fin de la bande-annonce,  avec un air faussement rassurant, elle déclare, la voix tremblotante : Promettez-moi de ne pas m’oublier. Une hantise partagée entre deux extraordinaires actrices fusionne alors. Impossible d’oublier ni l’une ni l’autre.

Judy est à l’affiche au Québec depuis le 27 septembre 2019. 

Crédits Photos : Les Films Séville 

3.5