À la demande générale, l’adaptation scénique de ce classique du septième art reprend vie en supplémentaires sur les planches de l’Espace Go jusqu’au 27 octobre prochain. Quelle occasion à saisir pour ceux qui n’ont pas eu la chance, l’an dernier, de voir se déployer dans toute sa splendeur dramatique l’adaptation acclamée par la critique de cette œuvre d’anthologie!
Alain Farah adapte d’une main de maître le scénario du film de 1986 en retouchant juste ce qu’il faut de l’original pour le rendre grinçant d’actualité sans toutefois dénaturer cette œuvre culte qui a propulsé la carrière de Denys Arcand au niveau international. Il en fallait peu, faut-il dire, pour dépoussiérer le texte, qui, malgré ses 30 ans, n’a pris que peu de rides. L’adaptation est truffée de références familières qui se font le reflet de notre époque particulière. Le sida, qui marquait les esprits en 1986, est remplacé par un mal de vivre interne, une anxiété identitaire pesante ; la menace de la guerre froide fait place à la menace terroriste; les conversations sur le dernier Woody Allen font place aux conversations sur les derniers vidéoclips de l’heure; l’actualité politique est bien sûr marquée des propos controversés de Trump, et la salle s’esclaffe quand un personnage fait référence aux fameuses «maternelles 4 ans» de notre récemment élu premier ministre.
Toute l’intemporalité de l’œuvre repose cependant sur son essence qui est bien conservée dans l’arrangement pour la scène. Il ne s’agit pas du portrait d’une génération, mais bien de celui d’une société, plus particulièrement des individus et des rapports qu’ils entretiennent qui la composent. Et, malheureusement, ces individus et leurs rapports n’ont somme toute pas changé du tout depuis les années 80. Campée dans un chalet de l’Estrie en 2017, la trame dramatique de la première mouture est conservée à l’identique. Des intellectuels se retrouvent entre amis pour un souper tout ce qu’il y a de plus banal, et leurs échanges se font salés sur les rapports homme-femme et sur la sexualité. Rien dans ces propos et dans les répliques succulentes d’Arcand, que nous réentendons avec plaisir, n’a perdu de son sens et de son actualité.
Là ou l’adaptation en est vraiment une, c’est dans la thèse de Farah sur le déclin. Si, dans le film, le déclin est annoncé par la nouvelle suprématie du bonheur individuel sur le bonheur collectif, la pièce s’avance dans un cynisme encore plus galvaudé en affirmant que le déclin n’existe pas vraiment et que cette théorie n’est que l’hypothèse des «charlatans» qui veulent se faire croire qu’ils vivent un moment d’histoire important. C’est en fait ce «charlatanisme» qui semble être la proposition toute personnelle de Farah pour parler du déclin de l’empire américain. Le déclin, ce serait en fait celui d’une élite intellectuelle qui périclite dans cet ère de «post-vérité» ou tout est absolument relatif. L’espace public s’empare de la vérité. Il n’est plus nécessaire d’être connaissant pour avoir une opinion sur une chose, cela appartient à tout un chacun de se prononcer. Celui qui n’avait rien à dire peut maintenant tout dire, au détriment du fait qu’il participe à l’effritement avec sa transgression des fondements mêmes du savoir et de notre société. Le tour de maitre de cette transformation par Farah est de donner la parole au personnage de Marco (Alexandre Goyette, enragé et poignant) qui, plutôt que de rappeler le rebel «rocker» des années 80, représente l’homme moyen, payeur de taxes et d’impôts. Marco, qui, au départ, fait des apparitions loufoques ponctuelles, s’élance tout à coup dans un monologue à l’arrache-cœur qui s’oppose gravement aux discours intellectuels des personnages qu’il écoutait, jusqu’à ce moment, sans ne rien dire. Son monologue laisse coi l’élite, le ramenant à son impuissance. Après tout, comment les «idées» peuvent-elles vraiment rassurer un homme dans ses préoccupations quotidiennes? Ce moment représente, semble-t-il, fameusement le déclin: ce sont les questionnements de «l’homme de la rue» qui viennent prendre, tout à coup, toute la place et son bonheur présent prévaut sur toutes les idées et les discours qui le préexistent. Voici le portrait du déclin fait dans cette pièce, un déclin qui a le clientélisme en porte-à-faux.
Il n’y a pas qu’au point de vue scénaristique que l’œuvre est brillamment adaptée. Patrice Dubois en a fait un excellent arrangement. La mise en scène, à coulisses découvertes, est fluide, tout s’enchaine et s’emboite sans heurt, contrastant les propos grinçants du texte. Misant sur une scénographie sobre, un immense tréteau central et carré fait office de scène, évoquant une sorte d’Agora du 21ème siècle sur laquelle les personnages viennent crier leurs messages d’intérêts publics. L’éclairage en contre-jour rappelle l’universalité et l’intemporalité des propos en mettant en valeur seulement la silhouette de ces corps qui deviennent alors anonymes et qui, en perdant leur identité, se trouvent à être n’importe qui et tout le monde. Les paroles de Marie-Hélène Saint-Arnaud (Marie-Hélène Thibault, hautaine et pertinente), qui nomme qu’elle se méfie du mépris des hommes avec qui elle a couché parce que ceux-ci auraient cherché inconsciemment dans cet acte à «posséder son intelligence» , sont exprimés dans des chorégraphies bestiales et sensuelles qui évoquent la sexualité dans ce rapport de force et de bataille entre les deux sexes. Toute la brochette de comédiens s’exécute avec prestance et précision dans leurs rôles, malgré quelques accrochages de texte dans la représentation à laquelle j’ai assisté. Bien que certaines interprétations soient très proches des compositions originales – particulièrement celle de Bruno Chalhoub (Bruno Marcil, prestigieux et impitoyable) – Dany Boudreault, Anne Casabone, Marilyn Castonguay, Patrice Dubois, Rose-Maïté Erkoreka et Simon Lacroix se joignent aux deux autres comédiens déjà nommés pour exécuter leur performance, d’un cynisme immodéré, en rendant à leur propre pointure les chaussures qu’ils avaient à combler.
À bien y songer, il y avait déjà quelque chose de théâtral dans le film d’Arcand. Repensons à cette fameuse scène de rencontre des hommes et des femmes qui s’avancent en deux blocs monolithiques les uns vers les autres en se jaugeant du regard ou cette scène de danse sans musique débordante d’agressivité latente. Plusieurs ont dit que c’était une idée casse-cou de reprendre ce monument du cinéma québécois au théâtre, mais il y avait quelque chose de profondément dramaturgique dans les thèmes, dans le texte et même dans la réalisation originelle. Le génie de Farah et de Dubois aura peut-être été, au fond, d’y croire avant tous les autres. Merci à eux.
Crédits Photos : Claude Gagnon