N’essuie jamais des larmes sans gants est la pièce-événement de cette fin d’année chez Duceppe. Une adaptation du populaire roman éponyme de Jonas Gardell, prix des Libraires 2018.
Le défi était de taille : s’attaquer à une œuvre-fleuve de plus de 800 pages. Un récit foisonnant sur les premières années du sida, en Suède. Alexandre Fecteau parvient à en conserver l’essence dans un spectacle de 3h30. Son approche frontale restitue toute la force et l’engagement de l’œuvre originale. Une proposition audacieuse où se mêlent humour, tendresse et gravité.
La pièce « nous parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître », puisque le cadre s’ancre dans des années 80. Une époque où la communauté lgbtqia2+ était encore plus marginalisée qu’aujourd’hui. Une période où ses membres subissaient encore plus d’intolérance et de discrimination. C’est dans ce contexte qu’apparaît une étrange maladie. Une forme de cancer (le sarcosme de Kaposi) qui s’attaque au système immunitaire des personnes infectées. Ce virus se propage à une vitesse fulgurante et sème la mort dans son sillage. Le monde assiste ainsi, impuissant, à la naissance du sida.
Une œuvre chorale
Sur scène, on suit Rasums et Benjamin que tout semble opposer. Le premier débarque à Stockholm pour embrasser son homosexualité, le second, témoin de Jéhovah, ignore comment l’assumer. Leur rencontre est une révélation, véritable coup de foudre, qui va sceller leur destin. Ils vivront ensemble les feux de la passion, les aléas du quotidien et les affres de la maladie. En parallèle, on fait la connaissance de leurs amis, aussi soudés qu’inséparables.
Olivier Arteau (Rasmus) et Maxime Beauregard-Martin (Benjamin) forment un couple bouleversant ballotté par la vie. Mention spéciale à Maxime Robin (Paul), figure flamboyante et mordante qui apporte une dose de légèreté. Quant aux autres rôles, chacun·e apporte sa couleur avec une belle sincérité.
La composition imbriquée de la pièce permet de s’attacher à la trajectoire de chaque personnage. Il est difficile de les dissocier, tant leurs liens sont tissés serrés. On rit, on pleure, on tremble au contact de cette distribution aussi solide que touchante. Leur parcours nous fait vivre tout un lot d’émotions à travers leur cheminement face à l’adversité. Ils apprennent à se tenir debout, malgré les entraves et les obstacles.
Le décor minimaliste demande un effort de visualisation, car l’espace modulable se transforme tour à tour en appartement, cimetière ou encore discothèque sans le moindre accessoire. Cela paraîtra déroutant au début, seulement ce choix laisse place à une interprétation plus personnelle. On peut alors imaginer les meubles et les ambiances à partir de nos propres références. C’est aussi le cas de l’eau dont la portée symbolique variera d’un spectateur à l’autre.
Une pièce engageante
N’essuie jamais des larmes sans gants participe à un devoir de mémoire essentiel qui éclaire le passé pour évoquer des enjeux d’aujourd’hui. Au-delà du sida, on parle beaucoup de fierté et de dignité. De notre capacité à l’ouverture et à la bienveillance face aux préjugés tenaces. D’affirmation de soi malgré le rejet et la violence; sans oublier la lutte continue des droits lgbtqia2+.
La valeur testimoniale de la pièce la classe ainsi dans une catégorie à part. Car comme le mentionne le narrateur « ce qui est raconté dans cette histoire s’est réellement passé. » Le spectacle s’apparente à une chronique sociale aux racines bien actuelles. Elle nous tend un miroir de notre société où la liberté d’aimer est loin d’être acquise et où les inégalités demeurent.
N’essuie jamais des larmes sans gants est une pièce percutante qui nous brasse dans tous les sens. On est ému, attendri et ébranlé par cette singulière œuvre théâtrale. C’est un grand spectacle dans toute sa dimension humaine.
N’essuie jamais des larmes sans gants
Théâtre Duceppe jusqu’au 17 décembre 2023
Texte : Jonas Gardell
Mise en scène : Alexandre Fecteau