Au départ, tout a l’apparence de la normalité la plus banale. Un couple, Eva et Robert (Sonia Cordeau et Simon Lacroix) rentre de vacances, dépose les valises dans la chambre qu’il croit être la leur, vérifie le courrier qu’il pense leur être destiné, une scène de ménage à propos d’une facture impayée s’ensuit. C’est la découverte d’une simple plante qui n’est pas reconnue, qui n’est pas à sa place, qui crée une première brèche dans l’univers spatio-temporel des personnages. Qu’est-ce que ça fait là? La question ne crée pas trop d’angoisse, au départ. Puis voilà que le couple d’amis, Judith et Sébastien (Raphaëlle Lalande et Mikhaïl Ahooja), qui s’occupait de leur appartement pendant leur vacance, arrive aussi, s’installe derrière le bar qu’il croit être le leur, brise de la vaisselle qu’il croit posséder… et demande d’un aplomb sidérant au couple de vacancier d’appeler un taxi pour rentrer chez eux, faisant douter Eva et Robert qu’il s’agit bien de «chez eux». Qui a raison? Qu’est-ce qui est vrai? Les questions deviennent plus angoissantes au fur et à mesure que progresse l’intrigue.
À la manière d’un rêve, la réalité est distordue, les lieux se mêlent et les identités aussi. S’ensuit une kyrielle de saynètes dans lesquelles l’auteur questionne le rapport à la réalité, à la vérité, dans un foisonnement de situations improbables où les personnages échangent de rôle constamment, sans trop sembler confus des basculements qui s’imposent à l’improviste. Judith et Sébastien ont tout à coup un fils, Robert, duquel s’occupe leur fille au pair , Eva, qui, à son tour, devient alors la mère de Robert et la femme de Sébastien. Si, pour le spectateur clairement perplexe, Judith se retrouve dépossédée de son identité, elle, n’en semble pas plus étonnée et ce changement de réalité se fait dans un enchaînement aussi naturel que le temps qui passe.
Marius von Mayenburg n’en était pas à son premier texte du genre «onirique» avec Perplex(e). L’auteur de Visage de feu et de L’enfant froid semble habituer son public à des œuvres ponctuées de scènes qui semblent tirées tout droit de son sommeil. À la manière des autres grands de l’absurde qui l’ont précédé, von Mayenburg cherche à briser les conventions pour en créer de nouvelles. La convention de cette pièce, à laquelle le spectateur doit adhérer, est qu’il ne comprendra aucunement le fil de ce qui anime les personnages ni ce qui leur arrive. Les échanges constants d’identité font pâles figures dans le domaine de l’absurde comparées à la scène de sexe entre hommes, dont l’un des deux prend l’autre pour un élan avec lequel il veut partir s’établir dans un fjord de Norvège…
Une fois accommodé de cette nouvelle convention, s’il l’accepte, le spectateur peut s’immiscer dans les aspects plus fondamentaux du texte. Il semble, en fait, que l’auteur tente une démonstration scénique de notre époque caractérisée souvent par le relativisme extrême qui démêle mal le vrai du faux. Cette époque qui peut rendre quasi psychotique et qui peut faire perdre la raison en remettant en question parfois les fondements mêmes de la réalité. L’auteur questionne le contrat social qui nous lie ; la réalité commune sur laquelle nous nous entendons généralement. Ce contrat social au théâtre, c’est celui des personnages qui ne savent pas qu’ils sont dans une pièce, qu’ils font semblant. C’est aussi celui du quatrième mur -le public- qui est nié par les acteurs qui, pourtant, lui fait face. Ce contrat social est perturbé à plus d’une reprise par ses personnages qui tantôt savent qu’ils sont dans une représentation, tantôt ne le savent plus et pointent parfois le mur invisible qui se trouve devant le public.
Bien que le fond se veut profondément dramatique, la mise en scène de Patricia Nolin met l’accent sur la comédie, l’absurdité de ce qui se pose devant nous. Le texte, bien que pertinent, aurait définitivement pu être lourd et sombre, mais c’est toute une palette de couleurs que lui a insufflé l’équipe d’acteurs avec l’aide de leur maestro dans une mise en scène impeccable. La proposition du texte déjanté passe sans heurts et le public, déconcerté, rit et sourit de malaise.
La direction d’acteur, irréprochable, nous donne à voir des personnages désabusés mais comiques et, surtout, d’un réalisme criant. Ce réalisme des personnages contraste brillamment avec l’aspect onirique, désorganisé et éclaté du texte, ce qui nous amène une impression de folie encore plus palpable. C’est le spectateur qui perd la raison à la place de ces personnages qui ne la perdent visiblement pas devant tant d’aberrations et de distorsions du réel. Cela est d’autant plus vrai que la salle de la Petite Licorne se prête parfaitement pour la production d’une telle pièce qui nous place aux premières loges, dans la plus grande intimité, de cette folie à quatre.
Crédits Photos : Hugo B.Lefort