Les planches de la grande scène du TNM se transposent, ces temps-ci, dans la cours de l’empereur Néron dans laquelle s’agitent gravement les complots et les soupçons de meurtres et de trahisons. Modernisée, la pièce se présente dans une scénographie sans âges aux allures modernes qui efface le marbre romain, faisant preuve de l’intemporalité de la tragédie racinienne. Sous les traits de Néron et Agrippine, Francis Ducharme et Sylvie Drapeau font vibrer leurs voix et leurs corps à l’unissons pour nous offrir des prestations magistrales comme des équilibristes sur un fil qui serait tiré entre l’omnipotence et la vulnérabilité. Florent Siaud, avec tous les succès qui précédaient sa venue au TNM, a su rendre ce chef-d’œuvre du théâtre classique avec toute la justesse, l’émotion et la précision qui lui étaient dues.
Néron, l’empereur immature
Racine, dans ses préfaces du texte de Britannicus, indique avoir voulu représenter Néron « à la naissance du monstre » qu’il est ensuite devenu pendant son règne. La pièce le pose donc au moment de basculement vers l’inexorable folie, alors qu’il en vient à commettre son premier meurtre envers son demi-frère, Britannicus. La scénographie mouvante, gigantesque structure métallique qui se déploie au fur-et-à-mesure que s’exhibe la véritable personnalité de Néron – structure qui finit par s’écraser sous son propre poids à la fin de la pièce -, représente bien cette idée.
Florent Siaud fait ouvrir le spectacle sur la projection d’un enfant qui hurle, assis sur une chaise, semblant à la fois désespéré et terrorisé. Évoquant la métaphore de Néron sur son trône, le metteur en scène nous pointe que, pour lui, la « naissance du monstre » s’est faite bien avant l’acte corrupteur du meurtre, et qu’elle prend plutôt racine dans l’enfance de cet homme. Derrière le despote se cacherait un petit bonhomme que l’on imagine avoir accumulé les douleurs et les souffrances.
Ces douleurs et ces souffrances sont devinées dans le rapport d’emprise qu’entretient sa mère avec lui. C’est l’ombre de cette mère qui s’impose sur lui et dont il veut se défaire à tout prix qui l’amène, semble-t-il, à tout saccager. On retrouve, chez Néron, dans le motif à toute conduite, le désir de s’arracher des griffes sanguinaires d’Agrippine. Mais il ne peut arriver à s’en extirper qu’en s’y arrachant, en la repoussant avec une vigueur et une violence telles qu’il détruit tout sur son passage. Francis Ducharme incarne, avec un naturel déroutant, cet homme-enfant blessé équilibrant à la perfection les parts d’angélisme et de sadisme. Son entrée sur les planches et la scène qui s’ensuit sont à glacer le sang. Les contradictions et la folie qui en émanent offrent un moment théâtral d’une incroyable précision soutenue par une tension à couper au couteau.
Agrippine se pose comme un animal blessé en perte de contrôle et d’autorité sur le fils qu’elle a pourtant placé sur le trône de l’empire. Espérant pouvoir profiter de l’immaturité de son fils pour régner à sa place et en son nom, elle se fait finalement prendre au piège de l’immaturité de ce fils, qui, influençable comme un gamin, se laisse séduire par les conseils de Narcisse qui l’éloigne de sa mère à petit feu. Enragée par l’ingratitude de Néron qui lui refuse désormais toute audience, elle lui révèle finalement tous les complots et les stratagèmes qu’il lui aura fallu pour le placer où il se trouve (ce qui offre, d’ailleurs, l’une des meilleures scènes du spectacle). Sylvie Drapeau incarne dans tout son corps et dans un grand soucis du détail les alexandrins de Racine. La comédienne, reine de théâtre, est à la hauteur de la reine de Rome à qui elle prête sa figure.
Corporalité et ambiance performative
« Ici, les alexandrins ont la force d’animer les corps, de les tordre ou de les aimanter », nous annonce dans le programme le metteur en scène. C’est d’ailleurs dans une dimension toute « corporelle » que se déploient les acteurs qu’il dirige avec grand talent. Les comédiens incarnent très physiquement et dans une grande corporalité le texte dans une mise en scène qui révèle des mises en abîme intéressantes.
Néron, comme un chat, s’éloigne et s’enfuit dès qu’on s’approche trop de lui. Il craint tout le monde, même Junie, la fiancée de Britannicus, qu’il désire. Cette paranoïa semble l’effet pervers qui se dégage de ses propres envies de meurtres et de complots, qu’il s’imagine présentes chez tous les autres. « Craint de tout l’univers, vous devrez tout craindre », prévient Burrhus à Néron qui envisage le meurtre de Britannicus, rival politique et désormais amoureux. Ce jeu du « chat » prend donc ici le sens même « d’incorporation » du texte.
D’autres scènes offrent à voir des mises en abîme intéressantes dans des chorégraphies bien pensées. Agrippine et Albine tournant autour de Burrhus qui les empêchent de rencontrer Néron comme des lionnes prêtes à attaquer, Néron qui marche sur une ligne entre l’ombre et la lumière avant de prendre la décision d’assassiner son demi-frère… Autant d’instants qui donnent envie de revoir l’œuvre en vérifiant que d’autres couches de profondeur ne nous aient pas échappé.
La scène finale offre un clou splendide au spectacle et se pose comme le paroxysme de cette « ambiance performative ». Pendant que Britannicus court naïvement vers son destin tragique, effets stroboscopiques, musique techno et costumes d’apparat encadrent les acteurs qui offrent une prestation de danse exubérante et endiablée, donnant envie de les applaudir. Néron y embrasse d’ailleurs littéralement son demi-frère, mettant une image sur le célèbre vers de Racine « J’embrasse mon rival, mais c’est pour mieux l’étouffer ».
Rendons à César ce qui revient à César
Une distribution magistrale, une équipe technique hors-pair et la confiance d’une directrice artistique intuitive auront permis de monter ce Britannicus avec succès. Cependant, c’est à Florent Siaud, à qui l’on doit la réflexion profonde sur cette œuvre de Racine, que nous devrions décerner l’ultime couronne de laurier. Sa mise en scène sensible, corporelle et originale nous permet de voir se déployer ce texte aux vers classiques dans toute sa complexité, sa splendeur et son émotivité.
Crédits Photos : Yves Renaud