Les attentes sont élevées lorsque l’on prend place dans la salle du TNM et que l’on sait que les prochaines minutes lèveront le rideau sur l’adaptation pour la scène de la plus célèbre des œuvres de Voltaire. Pierre Yves Lemieux, qui s’était déjà frotté au mythe de Tristan et Yseult, aux œuvres de Dumas (Les trois mousquetaires), de Faulkner (Le bruit et la fureur) et d’Anne Hébert (Clara), signe cette fois l’arrangement théâtral de la très classique œuvre des lumière, Candide ou l’Optimisme.
Dans la version originale de ce conte philosophique, le très ingénu Candide se voit chasser à «coups de pieds dans le derrière» du château de son enfance, son «paradis terrestre», après avoir croqué le fruit interdit avec sa belle Cunégonde et s’être fait surprendre par le Baron. L’exil l’amène dans un voyage odysséen, entre les guerres, les massacres et les naufrages, entre le nouveau et le vieux continent, et même en Eldorado. L’œuvre est parsemée de rencontres, de retrouvailles, de résurrections et de situations absolument improbables qui n’ont de cesse de tester la foi de Candide dans les propos de son précepteur philosophe Pangloss qui lui enseignait que «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes». Toutes ces aventures rocambolesques se font, en vérité, servantes d’un seul dessein: que Candide perde ses illusions… car voilà l’essence de Candide, c’est un appel à la lucidité.
Pour l’adaptation scénique, Pierre Yves Lemieux a choisi de poser l’action pendant le processus de création de Candide. L’ensemble repose sur un procédé de mise en abîme qui permet de rendre compte des parallèles entre l’œuvre et la vie de son auteur. Voltaire (Emmanuel Schwartz), lui-même exilé de Paris en 1758 pour «abus de liberté d’expression», s’entoure de ses amis pour lui permettre «d’entendre son œuvre» et, ainsi, de l’aboutir. Sur les planches, nous voyons avec plaisir Madame Denis, son amie de coeur (Valérie Blais), Armand Lebault, un acteur de la comédie française (Patrice Coquereau), Jean-Louis Wagnière, son secrétaire (Benoît Drouin-Germain) et l’intelligente mademoiselle Adrienne Paquette (Larissa Corriveau) qui se livrent, avec Voltaire, une alternance de scènes tirées du conte et des moments de réflexions critiques à leur propos.
Pierre Yves Lemieux, qui a, pour l’exercice, visité l’entièreté de la colossale œuvre de Voltaire, a bien mis l’homme qu’il admire en valeur. Cette stratégie de théâtre dans le théâtre permet de donner brillamment une incarnation à la parole du philosophe des lumières, de mettre en relief sa pensée, ses questionnements et ses fondamentaux. On peut déceler quelque chose de presque pédagogique dans la manœuvre. Donner la parole à son auteur en contrepartie amenuise l’effet stylistique et la légèreté singulière de Candide. En lisant le conte, le lecteur découvre lui-même, derrière la délectable et ludique ironie, la véritable gravité des propos soutenus par l’écrivain. Dans l’adaptation, Pierre Yves Lemieux nous renseigne clairement sur cette gravité, décevant un peu le public qui s’attendait à jouer de ses méninges pour la redécouvrir par lui-même. S’il y a un peu de ce ludisme et de cette légèreté perdus, tout est gagné dans l’actualité percutante du texte et des morales que l’on en tire. Des thèmes actuels que l’on y retrouve, soulignons les questionnements sur la censure, l’inégalité des sexes, la barbarie de la torture, l’immigration, la consommation aveugle, la perte de la langue française au Québec, etc. Mais l’essentiel se révèle dans l’insistance sur le thème de l’indifférence coupable qui caractérise Candide tout comme nos sociétés modernes. Lorsque Lemieux, personnage interprété par Coquereau, lance au public «Que savez-vous vraiment de vos vêtements?», il nous interpelle et nous questionne sur ce que nous savons réellement de toutes les choses qui nous entourent, et nous invite à la lucidité. Pas mal pour l’adaptation d’un texte plusieurs fois centenaire!
Miser sur l’ambiance scénique
Du côté de la mise en scène, Alice Ronfard mise tout sur l’ambiance scénique. Des images vidéo sur un écran faisant quasiment la largeur de la scène et une trame sonore discrète qui coule tout au long de l’enchainement des péripéties accompagnent de façon impressioniste les acteurs. Un lustre grandiose dont l’opulence est le seul indice de la richesse du maitre des lieux agit comme une synthèse de ce que nous avons besoin de savoir de l’époque et du lieu dans lequel l’action se déroule. Au centre de cette scénographie épurée, seule une table et quelques chaises offrent leur soutien aux comédiens. Et comme Candide est un voyage initiatique impliquant un transport dans plusieurs lieux, ce sont cette même table et ces mêmes chaises qui se métamorphosent sous nos yeux pour représenter, selon les besoins, tantôt une scène de la comédie française, tantôt un radeau… tantôt une simple table. Les espaces et les acteurs sont en plus mis en valeur par les éclairages splendides de Cédric Delorme-Bouchard.
Le choix de l’épuration a pour conséquence un rythme plus lent à s’installer. Puisque l’ambiance ne frappe pas d’un coup et au premier regard, il faut un certain temps pour s’enfoncer dans l’atmosphère et se laisser entraîner dans le voyage. Mais cette épuration laisse également toute la liberté aux acteurs, et certainement le plaisir, de créer eux-mêmes ces ambiances et ces lieux. On sent chez la metteure en scène le désir de mettre l’emphase sur le jeu et de l’utiliser comme pivot du projet. Et cela sert bien le spectacle, puisque les comédiens remplissent leur responsabilité de pivot d’une façon hors paire. Le Voltaire d’Emmanuel Schwartz, qu’il incarne avec brio, est intense, orgueilleux, grave et inspiré, mais nuancé toutefois par une touche d’autodérision savoureuse. On a l’impression que le Candide de Benoît Drouin-Germain n’aurait pas pu être joué par quelqu’un d’autre tant il est juste dans la composition de son personnage. Valérie Blais, Patrice Coquereau et Larissa Corriveau ont la chance (et la difficulté) d’interpréter dans la même pièce un contingent de personnages qu’ils enchaînent avec vigueur, précision et assurance. La proposition audacieuse d’une Cunégonde (Larissa Corriveau) toute lubrique et déchai née marque les esprits et amène une relecture différente de l’œuvre de Voltaire! Dans cet espace bac-à-sable que la metteure en scène a bien voulu leur offrir, tous réussissent le double mandat de nous faire rire et penser à la fois.
La pièce se termine sur une finale «slamée» avec un Voltaire qui s’agite de mouvements saccadés empruntés à la techno. Peut-être pour rappeler l’actualité et donner une touche de 21ème aux propos tenus, peut-être pour montrer que toutes ces questions le tiraille et le trouble… dans tous les cas, on se demande si cette fin alambiquée était la meilleure décision. Malgré ce petit accro au parcours, Candide reste une œuvre phare de la littérature et son adaptation présentée au TNM est composée, mise en scène et interprétée avec intelligence.
Crédits Photos : Yves Renaud