Présentée jusqu’au 26 septembre au Théâtre du Quat’Sous, la pièce Les Barbelés vaut le détour. Vraiment. Prendre 75 minutes de notre temps pressé n’est pas du tout un luxe compte tenu de toute la charge émotive et sociale qui découle de ce monologue théâtral signé Annick Lefevbre. La dramaturge, qui a écrit cette œuvre à la demande de son ami Wajdi Mouawad pour La Colline-théâtre national à Paris, a l’impression qu’elle livre plutôt un testament qui transcende, de par ses thèmes, libertés, confidences et enjeux, son enveloppe artistique pour être quelque chose de plus grand.
Les Barbelés fait effectivement rire, pleurer, réfléchir et bouleverse quelque chose de viscéral en nous. Les Barbelés donne envie de changer, de se poser des questions sur ses choix de vie, d’être plus libre en effet. Cet élan de conscience se loge profondément à l’intérieur de nous et laisse une trace indélébile, trace qui, malgré tous nos efforts et belles intentions, s’estompe peu à peu, mode de vie effréné oblige. Il n’en demeure pas moins que, à travers notre monde de fou, Les barbelés est ce genre de pièce si marquante que sa force reviendra nous hanter périodiquement, à des degrés différents, tout au long de notre vie. Pourquoi à ce point? Parce que l’histoire de cette femme (fantastique Marie-Ève Milot) qui se voit contrainte, dans l’espace d’une heure, de perdre à jamais l’usage de la parole car les barbelés qui sont en elle depuis sa naissance envahissent sa gorge, est celle de tous les êtres humains.
Cette métaphore avec les barbelés ne s’avère pas si exagérée. Non, aucun métal ne scellera notre bouche littéralement, mais chacun d’entre nous retient des colères qui nous empoissonnent. La censure pour bien paraître est au cœur de notre existence. Si on parle, on risque de blesser les gens qui nous entourent et si on se tait, on risque de nous blesser. C’est plus facile alors de pencher pour la deuxième option même si elle n’est pas nécessairement la plus adéquate… À travers le personnage de cette femme tout ce qui a de plus normal, Les Barbelés traite de tout ça et dresse un parcours global d’une vie : un lourd passé familiale, les méandres de l’adolescence, les préjugés, les injustices sociales…
Le texte en lui-même, par sa cohérence, sa fluidité et sa poésie recherchée qui semble si naturelle, suffit pour captiver, mais Les Barbelés jouit de trouvailles époustouflantes renforçant sa portée. Les effets spéciaux glacent le sans autant sur le plan technique qu’émotif. Le décor à demi ravagé de l’appartement de la femme sert au monologue en lui insufflant un troublant sentiment d’urgence. Idem pour la musique.
Marie-Ève Milot offre une performance sans faille. Sa diction est irréprochable. Elle laisse aller les mots avec une telle aisance qu’elle nous fait oublier qu’elle livre un texte appris à la virgule près. Cette maîtrise du langage nous permet de mieux embarquer dans les propos et se laisser guider. Investie, franche et passionnée, la comédienne vit sous nos yeux un lucide moment de grâce et d’abandon si magnifique qu’il tire les larmes.
Donc, oui, même si tout va vite et que l’impact de la pièce risque de disparaître de nos mémoires pour faire place à la liste d’épicerie et à cette contravention non méritée, il faut se déplacer pour déguster comme il se doit ces barbelés qui contrôlent notre corps.
Crédits Photos : Simon Gosselin