C’est une fable que l’auteur torontois Jonathan Garfinkel nous raconte dans sa pièce House of many tongues, traduite pour la scène francophone montréalaise par François Archambault et qui est devenue La Maison aux 67 langues. Cette fable est celle du conflit israélo-palestinien qui se joue dans la relation entre deux hommes ennemis qui se disputent une maison, métaphore de la terre, et qui ont chacun leur raison propre de la réclamer. La maison, dotée du don de la parole, leur aurait chacun laisser croire qu’elle était leur et, bien sûr, l’histoire de l’un est un mensonge pour l’autre qui ne l’a pas vécue.
L’improbable cohabitation de ces deux hommes, un général israélien retraité (Daniel Gadouas, hanté et batailleur) et un ancien professeur de littérature palestinien (Ariel Ifergan, beaucoup d’aplomb et très précis), est explorée entre les murs de cette maison qui, sur scène, prend forme humaine sous les traits de Violette Chauveau (sublime et assumée). Alors que tout les oppose farouchement à première vue, leurs histoires respectives se tissent finalement de fils communs pendant que leurs vérités déchirantes s’exposent au fur et à mesure que se crée leur relation, remettant en question la nature même de leur conflit. « Le général avait peur de son ennemi, mais il avait encore plus peur de ne pas en avoir », écrit le Palestinien à propos de son vis-à-vis israélien. Dans les profondeurs de cette phrase simple, toute l’absurdité de la guerre se révèle. La peur de découvrir sous le couvert de l’ennemi qu’il est en fait plus semblable que différent, et ainsi perdre le sens et la justification de toutes les atrocités commises, force ces hommes à ériger les murs qui les séparent, à se voir comme des ennemis, les maintenant dans un climat insoutenable du « tuer ou être tué ».
Très loin du registre d’Oslo qui a ouvert la saison au Duceppe cette année en traitant du même thème, La maison aux 67 langues ne se veut à aucun moment pédagogique et ne cherche pas à enseigner l’histoire ou la politique derrière le conflit israélo-palestinien. Le texte, d’une grande sensibilité et d’un ficelage impeccable, mêle la trame poignante de ces deux hommes à celle, amoureuse et idéaliste, de leur enfants respectifs (Mounia Zahzam, déjantée, et Gabriel Szabo, attachant), qui vivent ensemble une idylle invraisemblable du haut de leur jeunesse rebelle et pulsionnelle. S’y mêle aussi l’histoire, beaucoup plus absurde, d’un chameau (Frédéric Desager , drôle et détendu), philosophe dans l’âme, qui courtise la maison. Le complexe ensemble nous fait vivre l’expérience d’une pièce riche en émotions traitant du tragique de façon absurde et qui offre une nouvelle perspective définitivement théâtrale sur un sujet déjà cent fois discuté.
L’œuvre de Garfinkel, déjà superbe en soit, est, en plus, portée par une excellente distribution, dont chacun se révèle être un atout qui apporte sa couleur particulière. Gabriel Szabo , qui avait réussi très récemment sous les traits du jeune Alexandre (Fanny et Alexandre) a nous faire entrer dans un monde d’enfant sans, qu’à aucun moment, nous doutions de la vérité de son jeu, renoue avec l’exploit. En adoptant cette fois le personnage d’un adolescent rebelle et idéaliste mobilisé par ses pulsions sexuelles nouvellement découvertes dans le désir de faire la révolution par le cunnilingus, son jeu est crédible, drôle et il se rend infiniment attachant. Ariel Ifergan , que l’on avait vu dans le rôle de Yossi Beillin dans la production d’Oslo , interprète cette fois un homme du camp adverse en prenant les traits d’Abu Dalo à qui il donne vie de façon excessivement juste. Violette Chauveau ,qui personnalise la fameuse maison parlante, est complètement investie dans son rôle et se dote d’une aura à la fois maternelle et envoûtante. Une scénographie ordinaire et un peu bordélique laisse heureusement toute la place à cette distribution et à ce magnifique texte de se déployer.
Quelle belle trouvaille proposée par Ariel Ifergan, directeur artistique de Pas de Panique, que nous offre le Théâtre La Licorne. Certaines fois, les étoiles s’alignent pour que toute la puissance d’un nouveau texte qu’on se met avec ravissement sous l’oreille s’allie au talent incontestable d’une distribution forte pour former une œuvre mémorable qu’on aurait envie de revoir. La maison aux 67 langues marque l’imaginaire, frappe par son mélange de sensibilité et d’absurdité et ravit par la perspective si théâtrale, si naïve et si éclairée à la fois qu’elle offre nouvellement à ce conflit incompréhensible et complexe. Voilà une pièce à voir…pendant que les étoiles sont alignées. 😉 Vous avez jusqu’au 23 mars. Les billets sont en vente ici.
Crédits Photos : Maxim Paré Fortin