Freud, en 1915, nous enseignait que «chez aucun individu normal ne manque un élément que l’on peut désigner comme pervers». Alors nous sommes là, assis dans le noir rassurant qui nous rend anonyme, regardant une bande de quarantenaires aux prises avec leurs diverses perversions secrètes, que nous en venons à nous demander si le plaisir que nous éprouvons à les voir se dépatouiller avec leur «merde» ne nous fait pas leur ressembler drôlement au fond.
Ces quarantenaires ce sont Rachel (Marie-Hélène Thibault), Patrick (Stéphane Crête), Michel (Gabriel Sabourin) et Michelle (Sylvie Moreau) , rassemblés pour tenter de rendre hommage au chum de cette dernière, Dave (Guillaume Chouinard), mort en s’étouffant prétendument avec un os de poulet. Viennent se greffer à eux Carole (Évelyne Rompré), une vieille amie du Cégep, Marie-Lune, la best de la fille de Michel (qu’il fréquente par ailleurs) et le fils de ce dernier, Maxime (Lévi Doré). Dans cette trame narrative déconstruite, on découvre les secrets et les vices les uns après les autres, et on bâti les malaises qui ne se font pas attendre.
La rupture de la modernité avec la religion est l’un des thèmes franchement abordé dans la pièce. On y voit des adultes sincèrement mal pris à tenter de commémorer la mort sans réellement y savoir faire puisque dépourvus de coutumes et de traditions. La réponse de ces personnages à ce vide existentiel semble être le « n’importe quoi », le cafouillage, la perversion. C’est d’ailleurs la thèse que semble défendre Crête dans son texte : le manque de repères d’une génération face à l’évaporation de la moralité judéo-chrétienne qui les amène dans la « débauche » et à tester par leurs perversions et leurs mensonges, les limites devenues floues entre le bien et le mal.
Ce serait donc l’issue d’une société en perte de repères que d’envoyer ses individus sur des chemins indécents et déviants. Hors, pour qu’il y ait perversion, ne faut-il pas une norme, un repère à « pervertir »? Et souvenons-nous des écrits de Machiavel, de Sade, de Dostoïevski ou de Freud qui nous renseignent sur le fait que la perversion ne semble pas être l’apanage d’une seule époque. On se demande si la conjugaison entre les deux thèmes était réellement nécessaire et si une pièce sur la perversion n’aurait pas été suffisante en elle-même.
Outre cet argument plus ou moins utile, le texte de Crête nous fait rire, rire jaune souvent, et recèle de grandes vérités humaines qui sont exposées crûment. L’ensemble révèle une belle complexité et traite d’une psychologie intéressante qui ne passe pas par des raccourcis populaires. La pièce fascine, choque, rend mal à l’aise et nous laisse sur des réflexions pertinentes. C’est le propre d’un sujet comme la perversion d’éveiller en nous des tabous complexés qui se trouve au plus profond de nos êtres, et la pièce réussit certainement à les secouer.
Par ailleurs, pourtant très loin du genre qui l’a fait connaitre du grand public, Stéphane Crête est aussi habile qu’un funambule qui marche droit sur son fil dans ce registre impitoyable. Sylvie Moreau et Marie-Hélène Thibault sont toutes deux aussi exquises et brillent incontestablement. Mention spéciale à Guillaume Chouinard, qui, sans une seule réplique, fait passer l’émotion jusqu’au bout de ses doigts. La mise en scène de Didier Lucien est d’une fluidité remarquable, astucieuse et très esthétique. La scène, dénudée, laisse tout l’espace aux acteurs de mettre en place une ambiance générale subtilement érotique qui attise la tension.
Ce projet réussi là où Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel a échoué, en début de saison, à traiter du scabreux et du dégoûtant tout en nous faisant rire et réfléchir. La pièce est certainement à voir pour les effets qu’elle crée et pour comprendre qu’il est possible d’aborder des sujets aussi subversifs de bien jolie manière.
Mauvais Goût est présentée à l’Espace Libre jusqu’au 26 janvier 2019. Des billets sont encore disponibles ici.
Crédits Photos : Jacinthe Perrault