J’abandonne une partie de moi que j’adapte : la politique du bonheur

Une jeune femme d’apparence enfantine se balance d’avant en arrière. Elle est vêtue d’une robe rétro, assise sur une balançoire. Ses yeux suivent la foule alors que les gens prennent lentement place dans la salle. Elle lance des sourires espiègles aux curieux qui la regardent. Des boucles soyeuses encadrent son visage et elle suce avec avidité ce qui semble être deux bonbons casse-gueule dans sa bouche. La salle n’est pas bien grande, la scène est au même niveau que le public et l’éclairage tamisé contribue à créer cette ambiance feutrée, intime. On se sent comme des intrus dans un jardin secret.

Marceline (Léa Romagny) brise le silence et s’adresse au public d’une voix d’enfant. Les mots qui s’échappent de sa bouche sont des mots d’adultes, des mots difficiles qui décrivent la condition humaine avec la naïveté d’une petite fille. Elle nous confie combien les adultes ont l’air malheureux et que, lorsqu’ils ne vont pas bien, ils vont se faire « orienter » et que si ça continue, on leur donne des médicaments et ensuite tout va bien. Elle nous raconte comment un adulte lui a demandé ce qu’elle voulait « faire plus tard » et qu’elle lui a répondu qu’elle « voulait prendre une glace ». Pour elle, c’est aussi simple que ça la vie et peut-être que, par ces quelques mots, elle a compris une chose bien simple que l’âge ne fait que compliquer. L’Homme devrait travailler à obtenir le bonheur, ça devrait être sa priorité numéro un. Mais les pressions sociales ont tôt fait de nous noyer dans un océan d’obligations, jusqu’à en oublier qui nous sommes et ce qui nous rend heureux.

C’est ce que la pièce J’abandonne une partie de moi que j’adapte mise en scène par Justine Lequette tente de nous faire réaliser en ouvrant le dialogue sur la définition du bonheur. Basée sur le documentaire Chronique d’un été (1961), qui est un des précurseurs du mouvement cinéma-vérité en France et réalisé par Jean Rouch et Edgar Morin. Ce dernier tentait de répondre à la question du bonheur en interrogeant des passants dans la rue et en leur demandant « Êtes-vous heureux ? ». Cette spontanéité des dialogues se reflète dans la pièce par le jeu des acteurs. Tantôt l’un cherche ses mots, tantôt l’un se répète, un autre se contredit et parfois ils ne savent pas quoi dire. C’est désarmant, parfois difficile à regarder et encore plus à écouter, comme un théâtre-vérité mais avec une mise en scène et un texte. Cette spontanéité, qui semble parfois s’associer à un manque de rigueur dans la réalisation, prête une voix à nos peurs, car la plupart d’entre nous seraient incapables de répondre à la question du bonheur. Ça patinerait, ça tenterait de changer de sujet, il y aurait des « mais » et des « si » et peut-être des pleurs.

Jules Puibaraud et Rémi Faure incarnent respectivement Edgar Morin et Jean Rouch. Ils sont accompagnés de Marceline et un de leurs amis, Jean-Pierre, incarné par Benjamin Lichou. Morin et Rouch brisent le quatrième mur en invitant les techniciens en charge de l’éclairage à venir boire un verre de vin avec eux. Les décors se meuvent, les cigarettes s’enchaînent une à la suite de l’autre et les acteurs changent de costumes sous nos yeux. Aucun artifice. Aucun mensonge. Les dialogues sont parfois trop réalistes et ce n’est pas ici que l’on trouve réponse à nos questions existentielles. Est-ce que la loi du travail est devenue obsolète avec les années ? Serait-ce le moment d’y remédier ? Quel est le sens de la vie ? Où peut-on trouver le bonheur ? Devrions-nous refuser de vivre pour travailler ? Des pistes de réflexion sont entamées, mais celles-ci devront être complétées seul à la maison.

Les années passent à toute vitesse et les acteurs endossent différents personnages. Que cela soit par le discours d’un politicien qui tente d’endoctriner une foule avec ce qu’il qualifie « d’amour du travail » ou encore d’un chercheur d’emploi qui décide de se rebeller et d’envoyer à un employeur une lettre de non-candidature, la réflexion se poursuit. Il y a quelques rires dans la salle, mais la pièce ne se veut pas drôle et ici le rire semble un moyen du public pour évacuer la tension. On survole différents aspects de la problématique sans ne jamais aller en profondeur, mais enclenche un processus de réflexion primordial pour la société d’aujourd’hui. Il n’y a rien de plus triste que de découvrir que les propos tenus par nos grands-parents soixante ans plus tôt sont les mêmes que nous aujourd’hui. Sommes-nous victimes de complaisance ? Avons-nous raison de nous contenter d’un bonheur partiel? Il est rare de trouver quelqu’un qui aime son travail de nos jours, et c’est trop facile de repousser la faute sur les autres.

Les acteurs sont tous compétents, tout particulièrement Jules Puibaraud qui vole la vedette à ses collègues, mais parfois le caractère chaotique de la mise en scène avec ses nombreux changements de costumes et de décors semble nuire à leur performance. Heureusement, la finale est bouleversante et on oublie tout lorsque les acteurs abandonnent les chimères pour faire place à Jules, Rémi, Léa et Benjamin. La détresse qui émane d’eux et ensuite le soulagement d’enfin abandonner leurs contraintes nous surprennent comme un coup tonnerre et font trembler nos murs intérieurs. La vérité est que peu de gens sont complètement heureux et personne ne devrait se contenter d’un demi-bonheur. Il nous appartient à tous de s’interroger sur ce qui nous manque et peut-être s’agit-il de renouer avec une des passions que nous avions plus jeune mais que nous avons abandonné à l’âge adulte ou encore de quitter un emploi asphyxiant.

J’abandonne une partie de moi que j’adapte jette un regard politiquement poétique sur une problématique majeure du 21e siècle.

De retour d’une tournée en France et en Belgique, vous pouvez maintenant voir la pièce au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 7 septembre.

Crédits Photos : Hubert Laniel

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