Vu du pont : Magnifique mais nébuleux voyage en eaux troubles

Arthur Miller, l’un des dramaturges les plus joués au monde, continue d’alimenter les esprits des metteurs en scène québécois, particulièrement cette année, alors que deux de ses œuvres sont présentées l’une à la suite de l’autre. Pendant que la sublime version de Serge Denoncourt de La Mort d’un commis voyageur  quitte le Rideau Vert pour une tournée déjà couronnée de succès critiques et commerciaux, Lorraine Pintal plonge son Théâtre du Nouveau Monde dans la déchéance humaine de Vu du Pont.

Impossible de ne pas répertorier des similitudes entre les deux pièces tant elles abordent avec la même sensibilité brute et authentique la désillusion du rêve américain qui mène à l’éclosion de fantasmes désespérés peu reluisants. Or, les propositions se distinguent sur le plan de la scénographie. Sur les planches du TNM, l’univers bouleversant de Miller reçoit un traitement résolument contemporain, surtout au niveau des décors qui happent par leur hermétisme.

©Yves Renaud

De vétérans acteurs et de nouveaux espoirs se côtoient pour donner vie à des personnages isolés en quête de sens qui peinent à subsister dans un New York d’après la Deuxième Guerre. François Papineau incarne avec puissance Eddie Carbone, un débardeur italien qui accepte d’héberger illégalement les cousins de sa femme Béatrice (attendrissante Maude Guérin). Son désir pervers envers sa nièce Catherine, interprétée avec une candeur irrésistible par Mylène St-Sauveur, atteint un point de non retour quand l’un des cousins, le flamboyant et libre Rodolfo (Frédérick Tremblay), s’entiche de Catherine et réciproquement.

Si la rigidité du décor sert à rehausser l’impression d’opression qui se dégage des sujets explorés, elle n’empêche pas, en revanche,  l’apparition de nombreuses ruptures de rythme. Les destins écorchés et sans issue des personnages fascinent et suscitent la compassion, mais certains choix dans la mise en scène provoquent de déroutants changements dans le ton. La narration classique dérangeante débitée par l’avocat Alfieri (Paul Doucet) résume inutilement les intrigues et entrave  ainsi l’efficacité des émotions. Bien que verbeuse et parfois dense, l’écriture intemporelle de Miller dissimule étrangement des silences éloquents, des moments troublants de vérité qui dévoilent les sentiments contradictoires infligeant tout être humain. Malheureusement, ces instants qui bouleversent par leur réalisme ne se produisent pas réellement dans cette revisite de Vu du pont car l’oeuvre, appuyée par une trame sonore tantôt enveloppante tantôt grinçante de Jorane  , patauge avec abondance dans le mélodrame.

©Yves Renaud

Même les déplacements des acteurs paraissent bien souvent trop mécaniques. Les décisions artistiques forcent des acteurs chevronnés et au potentiel extraordinaire à surjouer certaines répliques, mais ils parviennent néanmoins à trouver des occasions pour créer dans la retenue et les nuances. Hélas, cette inconstance laisse un goût amer en bouche. Loin d’être une adaptation médiocre, Vu du pont , au TNM jusqu’au 9 décembre, n’expose pourtant pas avec un éclat inoubliable la rage de vivre fragile qui habite toutes les œuvres d’Arthur Miller. Même si les deux créations n’aspirent pas à des intentions identiques, peut-être que le spectre de La mort d’un commis voyageur brille encore trop fort…

Crédits Photos : Yves Renaud