Ravissement: la liberté ou la mort

Celle qui se fait affectueusement surnommée pinson par sa mère s’offre en cadeau, le jour de son 18ème anniversaire, de sortir de la cage dans laquelle on l’a placée depuis sa jeunesse.  »J’ai envie de sortir, je pense que je vais sortir », laisse s’échapper sans opposition farouche Arielle à sa mère. Les timides émois d’émancipation de la jeune fille contrastent avec les projections massives de sa mère qui lui parle à l’impératif.  »Ce soir c’est ta fête, ce soir tu es heureuse », lui lance-t-elle, sans l’ombre d’un doute. La mère en crescendo d’omnipotence s’active de cris et de menaces alors que la nouvelle adulte se positionne dans un refus passif et silencieux d’être celle qu’on attend qu’elle soit. Passant finalement le seuil de la demeure familiale, le petit pinson migre d’une prison à l’autre alors que le spectateur est témoin des relations d’emprise qu’entretiennent également son  »chum » contrôlant et son patron passionnel envers elle.

L’écriture d’Étienne Lepage est incisive, précise, tranchante. Son texte est radiographique: il laisse tout voir de ses personnages, de leurs intentions et de leurs motivations, sans se prévaloir de détours inutiles. Plus frappant encore que les mots, c’est l’effacement d’Arielle, sa révolte silencieuse tout au long de la pièce, qui permet de dévoiler franchement toutes les vulnérabilités et les fragilités de chacun des personnages auxquels elle se trouve assujettie. Refusant de se prêter au rôle qu’elle a toujours joué dans ses relations, chacun se retrouve donc face à un miroir brisé qui ne leur reflète plus l’image qu’ils désirent. Ce bris provoque alors en eux un raz-de-marée émotionnel qui les fait disjoncter. Le tour de force de cette œuvre aura donc été de faire prendre autant de place, de faire avoir un si grand impact, à un personnage qu’on ne connait finalement jamais vraiment.

Claude Poissant, qui découvre depuis trois décennies les nouvelles dramaturgies québécoises, se frotte pour la seconde fois à un texte d’Étienne Lepage. L’action se pose sur un plateau vide encadré de murs noir sur noir qui évoquent ceux d’une prison recouverts en coin de scène par du bois plus clair. Sobre de décors et d’accessoires, la mise en scène évite d’être superfétatoire et  laisse tout l’espace au texte, en soit déjà sublime, de se déployer. La direction d’acteurs, dont on sent bien le travail, est sans contredit l’aspect le plus apprécié de cette mise en scène. Étienne Pilon est décadent dans son rôle d’éminent patron à qui l’on ne peut rien refuser. Son jeu de provocation et de domination se balance brillamment avec la peur qui se cache de façon sous-jacente et qui apparait sporadiquement. Nathalie Malette offre également une prestation très intéressante en mère contrôlante qui cache sous des airs délicats et contenus ses profondes névroses. Laetitia Isambert réussit une complexe performance en incarnant le caractère désincarné d’Arielle. Elle se présente avec justesse et douceur dans ce personnage juvénile, naïf et silencieux qui se cherche lui-même.

Le texte pose des questions intéressantes au sujet des relations humaines, de l’individuation et de la liberté personnelle. Il en passe par plusieurs mythes modernes, que l’on reconnait aisément (Cendrillon, Blanche-neige, Le petit chaperon rouge..), pour donner corps à ce personnage de  »princesse » symbolique qui cherche la liberté. Vivre libre est-il possible?, nous demande donc Étienne Lepage. La fin provoque une certaine déception alors que l’on évoque les principes nietzschéens  et qu’on nous affirme que la mort est le seul résultat possible au désir d’exister réellement. Sur cette sombre perspective, le spectateur ressort déçu de ne pas avoir vu le pinson prendre son envol, mais absolument ravie de l’œuvre à laquelle il vient d’assister.

Crédit Photo : Yanick Macdonald