Ulster American: derrière les façades

Dans son appartement londonien cossu, un metteur en scène réputé reçoit une dramaturge irlandaise montante et un acteur vedette d’Hollywood la veille du début des répétitions de la pièce attendue sur laquelle ils collaborent. Cette première rencontre, qui se prédisait bienheureuse, ne tourne finalement pas du tout selon les attentes. Entre les égos surdimensionnés, les menaces, les catastrophes et les dévoilements, cette heure et demie de théâtre qui prend place sur planches de la Grande Licorne n’a rien pour laisser indifférent.

Déjà annoncé dans le titre porteur d’une double identité nationale, Ulster American traite de manière centrale de la question identitaire, particulièrement de la fragilité identitaire. Dans le texte de David Ireland, l’admiration réciproque que se porte chaque personnage pour leur travail respectif éclate sitôt qu’une divergence d’opinion apparait. L’extase initiale se transforme petit à petit en tentative d’utiliser ce pouvoir pour con-vaincre l’autre partie que leur perspective est la meilleure suivant l’autorité de leur égo.

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Alors qu’on compare d’abord l’autrice à la nouvelle Tchekov et qu’on louange son texte de façon immodérée, on lui brandit ensuite un Oscar au visage, à la manière du sceptre de Jafar, cherchant à l’hypnotiser pour bien lui faire entendre que son idée est finalement aberrante. Cette fragilité se discerne aussi aisément à travers les valeurs nobles que défendent fallacieusement les personnages. Comme de véritables Tartuffe modernes, les deux protagonistes masculins de David Ireland disputent vertueusement des principes d’égalité raciale et de féminisme, mais exposent maladroitement la qualité très précaire de ces soi-disantes convictions sitôt que l’occasion réelle se présente de défendre leurs idéaux.

Les deux machos se révèlent dans leur grandiose misogynie alors que l’autrice ose défendre un point de vue divergent de celui des deux hommes de pouvoir qu’elle rencontre. Le thème de l’appropriation culturelle, autre façon de traiter de cette fragilité identitaire, se confronte aussi brutalement sur scène alors que Jay, acteur hollywoodien se réclamant d’un fort héritage irlandais, se révèle finalement n’avoir jamais posé le pied au pays d’Érin.

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Tous ces thèmes chauds d’actualité, David Ireland les désamorce avec une plume vive et cinglante qui allie aisément l’humour et l’intelligence. Le spectateur se bidonne tout autant qu’il constate la lucidité avec laquelle l’auteur dépeint un portrait trop juste de ces valeurs fragiles qui saturent l’opinion publique sans toutefois que les changements profonds ne s’installent réellement dans la société. Ulster American, allègrement subversive, choque autant qu’elle plait, d’autant plus que le ficelage de cette pièce foisonnante est impeccable et que sa traduction par François Archambault est très bien réussie.

Même si le texte vaut certainement à lui seul de bien vouloir aller y prêter l’oreille, il est soutenu dans cette mouture par une brochette d’acteurs tous aussi solides dans leurs performances les uns que les autres. Le jeu de Frédéric Blanchette dans le rôle Leigh, metteur en scène bourgeois et british jusqu’aux oreilles qui se targue de son flegme et de son autorité, est saillant par sa justesse et la rigueur qu’il a investies dans la gestuelle et les expressions faciales de son personnage. Alors qu’il s’agissait de son premier rôle principal, Lauren Hartley défend avec cœur et vérité le rôle de l’autrice Ruth à qui elle prête son visage.

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Un peu plus caricatural, le personnage de Jay, acteur intempestif et intense, nous est quand même rendu sympathique malgré son égocentrisme et son côté simplet sous les traits de David Boutin. Le trio est dirigé d’une main de maitre par Maxime Denommée qui offre une mise en scène intelligente et crédible. Les décors sobres, efficaces et réalistes s’accommodent bien de la musique directement sortie d’une table tournante sur scène qui enchante dès les premiers instants.

Il vaut la peine de souligner la qualité de ce moment théâtral que nous offre généreusement le Théâtre de la Manufacture, qui n’en est certes pas à son premier coup de génie. Traitant de questions on ne peut plus actuelles tout en permettant au spectateur de jouer dans toutes les gammes du rire, Ulster American se pose comme un incontournable par sa pertinence et sa précision. Il aura fallu attendre toute une année avant de pouvoir à nouveau profiter du plaisir des salles combles et de leur effervescence caractéristique. Cette œuvre complète nous permet certainement de dire que l’attente en aura bien valu la peine.

Ulster American est présentée au Théâtre La Licorne jusqu’au 13 novembre 2021. Des billets sont disponibles ICI.

Crédits Photos : Suzane O’Neill