Après avoir brillamment fouillé les répercussions d’un deuil prématuré au sein d’une bande unie avec Table Rase et avoir prodigué une troublante autopsie sur un couple étouffé par la routine avec Dans le champ amoureux, Catherine Chabot plonge sur la scène principale du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui avec sa nouvelle création pertinemment baptisée Lignes de fuite. Cherchant à étoffer son exploration hyperréaliste des comportements contradictoires de la génération trentenaire à laquelle elle appartient, l’autrice et comédienne étale ses thèmes de prédilection avec sa célèbre verve crue, assumée et écorchée qui laisse les spectateurs à la fois ébahis et complètement déroutés.
Le constat à comprendre de Lignes de fuite est que les personnages dépeints, autant entre eux qu’eux-mêmes, ne se comprennent absolument pas. À travers des sujets lourds tels que les changements climatiques et la voyeurisme des réseaux sociaux et des plus légers comme le goût des vins et les animaux domestiques, Catherine Chabot démontre qu’on dévie tous de nos trajectoires par peur d’exister, par crainte d’assumer notre véritable identité. Ayant comme prémisse une pendaison de crémaillère dans un loft entre amis du secondaire et leur tendre moitié, ces fuites se traduisent par l’art, le mépris, les idéaux politiques, l’hypocrisie des valeurs vertes, le pouvoir de l’argent, la maternité et alouette.
Les préparatifs stressants et le déroulement même de cette soirée d’apparence inoffensive déstabilise par sa vérité. Le décor raffiné matérialise à merveille ce dilemme de la génération des milléniaux qui dénoncent les injustices sociales tout en ayant un train de vie luxueux pour contrer les ennuis. Les accessoires et l’ambiance générale estomaquent, de l’utilisation de tubes américains nostalgiques jusqu’aux comptoirs débordant de nourriture gaspillée.
L’enchevêtrement tout aussi chaotique des diverses discussions amorcées et interrompues des personnages se déploie avec le même réalisme, ce qui s’avère sans contredit la force de l’écriture de Catherine Chabot. Dans tout ce désordre, on ne perd jamais le fil. La précision des mots choisis, la fluidité des dialogues, le rythme vif opté par la distribution, tous ces éléments se conjuguent parfaitement pour donner lieu à une critique acerbe de notre mode de vie qui frustre autant qu’elle séduit. Détestables, typés, mêlés mais tout de même attachants, les personnages sont construits avec intelligence et une lucidité de l’actualité qui chavirent. On s’identifie à eux avec bonheur et parfois malgré nous tellement ils sont nos vicieux reflets.
La mise en scène dynamique de Sylvain Bélanger s’inscrit dans la cohérence éclatée du texte. On ne sent pas que les déplacements sont forcés. On oublie qu’on est assis dans une salle car on a l’impression de regarder par la fenêtre de loft et d’épier des amis qui ne savent plus pourquoi ils le sont se déchirer pour le simple but de ressentir des émotions. Emprisonnés à l’intérieur d’un flot de répliques savoureuses mémorables qui provoquent une avalanche de rires jaunes, les membres de la distribution tirent tous leur épingle du jeu en plus de bien cerner ce qui creuse ce groupe perdu. En artiste visuel canadienne et queer qui aime la personne et non un sexe, Victoria Diamond illumine par sa présence charismatique alors que Léane Labrèche Dor, fougueuse et survoltée, exprime avec brio les rêves brisés d’une journaliste culturelle qui cache son amertume à travers des propos incisifs. Dommage que son débit rapide faisait manquer quelques répliques. De son côté, Catherine Chabot joue avec éclat la femme parfaite qui insulte avec insolence tout ce qui bouge, particulièrement son amoureux, pour tenter un instant de penser que sa vie la rend profondément malheureuse.
Même si l’acte final sombre dangereusement dans le pathos confus dont il est difficile de capter le second degré, on ressort de Lignes de fuite ébranlé et avec un mal de joue tellement on a grincé des dents et rit à gorge déployée.
Crédits Photos : Valérie Remise