Les chaises : Au théâtre de la vie

Les critiques dithyrambiques qui pleuvent sur  Les chaises depuis le début du mois de mai ne s’avèrent nullement exagérées. Le TNM n’aurait pas pu viser plus juste en orchestrant cette fascinante retrouvaille entre Gilles Renaud et Monique Miller, deux titans du théâtre québécois qui réussissent encore une fois à subjuguer et déconcerter en prodiguant un saisissant abandon qui force l’admiration.

Comment dresser un bilan représentatif de sa vie dans tout ce qu’elle comporte de joies et de regrets, et d’accepter l’inévitable arrivée de la mort? C’est ce à quoi répond le maître de l’absurde Eugène Ionesco dans ce texte antithéâtral empreint d’une irrésistible folie défiant toute logique. Les amateurs du dramaturge découvriront avec délice que le ton improbable de certaines répliques demeure intact. Dans sa relecture scénique, le metteur en scène Frédéric Dubois ne cherche pas à adoucir ou à rendre plus compréhensibles les dialogues farfelus ; il embrasse plutôt toute la poésie du quotidien qui y est enfoui, permettant ainsi aux spectateurs de se sentir tantôt bouleversés tantôt attendris à leur propre manière. Les personnages du Vieux (Renaud) et de la Vieille (Miller) méditent sur leur finalité en attendant la visite d’un orateur à qui ils ont demandé de livrer un important message. La Vieille se débrouille comme elle le peut pour trouver et placer une quantité faramineuse de chaises pour tous les invités conviés à cette ultime réception.

À travers cette intrigue toute simple et universelle, Ionesco accouche fort probablement de son œuvre la plus personnelle puisque le public n’a aucun mal à percevoir entre les lignes un testament sur l’art et la vie en général. La revisite que proposent le TNM et le Théâtre des fonds de tiroirs regorge à tous points de vue de cet amour inconditionnel pour la création et la condition humaine. D’une durée 80 minutes de sans intermission, la pièce sidère  non seulement par ses propos émouvants qui portent subtilement à réflexion mais aussi par sa scénographie époustouflante. Le tout ^peut sembler dense, autant pour les érudits du théâtre que pour les débutants, mais il n’en est rien.  Les chaises revient à la base du théâtre : des comédiens qui jouent sans la stupide peur de frôler le ridicule, une totale maitrise du verbe et des répliques concises qui surprennent,  et finalement  des accessoires judicieusement choisis qui, lorsque les mots deviennent futiles, expriment parfaitement l’intention derrière une idée. Une magie enivrante se dégage du décor et de l’éclairage. La production opte pour des techniques d’effets d’optique qui feraient pâlir d’envie tous les Luc Langevin de ce monde. Qui plus est, tous ont leur raison d’être dans la trame narrative. Le minutieux dosage dans la scénographie suscite un enchaînement de réactions d’émerveillement chez l’auditoire qui, à la fin de la présentation, peine à croire que 80 minutes peuvent s’essouffler si rapidement et joliment.

Bien évidemment, on ne le répètera jamais assez, Gilles Renaud et Monique Miller offrent des performances remarquables. Sous nos yeux, ils transmettent un plaisir contagieux de jouer, celui d’être simplement en état de jeux. Cet état qui ne cherche pas à plaire  ou à se vautrer dans le conventionnel pour ne pas froisser les amateurs de théâtre puristes. Le lâcher prise et le timing comique de ces deux vétérans habitués de se côtoyer sur les planches inspire au même titre que leur naturelle complicité inexplicable . Le tandem puise dans leurs immenses expériences respectives pour brillamment doser les émotions et apporter un réalisme brut aux déplacements. Monique Miller incarne librement l’insouciance de l’enfance au point de donner carrément l’impression qu’elle est redevenue une adorable gamine un peu trop curieuse. Gilles Renaud, quant à lui, interprète avec fougue l’amertume et la colère de devoir continuer de vivre en étant un adulte désillusionné. Ces deux spectres se rencontrent et se confrontent dans une fluidité pour le moins exceptionnelle.

Les Chaises est présentée jusqu’au 2 juin. En espérant que plusieurs supplémentaires – et une tournée à travers la province- soient dans les plans!

Crédits Photos : Yves Renaud